ISSN: 0041-4255
e-ISSN: 2791-6472

VASILE MACIU

Dans sa Philosophie der Geschichte, Hegel faisait, entre autres, l’affirmation “que les peuples et leurs gouvernements n’ont rien appris de l’histoire: chaque époque est trop individuelle pour cela...”. Le grand philosophe allemand d’il y a cent cinquante ans a encore renchéri, dans cet ouvrage, sur sa thèse, en écrivant que “les peuples et les gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire et n’ont pas agi conformément aux leçons qu’ils auraient pu en tirer”, étant donné, disait-il, que chaque époque connaît “des circonstances tellement spécifiques et représente une situation tellement individuelle que ce n’est qu’en partant de cette situation et en se fondant sur elle que nous devons et que nous pouvons porter des jugements sur l’époque”.

Aussi judicieuse et digne de retenir l’attention que soit cette thèse, je ne saurais l’accepter entièrement, car, sans la connaissance, aussi sommaire fût-elle, de son passé, donc sans l’étude de l’histoire, l’humanité n’aurait pas la possibilité de se comprendre elle-même en tant qu’entité, la conscience humaine serait dénuée du support principal de l’existence actuelle de la société humaine, résultat des efforts communs des différents peuples, main également des contra-dictions existant entre eux, et même à leur intérieur, au cours des siècles et des millénaires antérieurs de la vie de l’humanité. En même temps, on ne peut pas ne pas reconnaître que les peuples et leurs dirigeants profitent souvent des leçons de l’histoire. Et la conscience de soi d’un peuple-et il n’y a pas de peuple qui mérite ce nom s’il n’a pas de conscience nationale-se forme en grande partie par la confrontation de son passé avec les réalités sociales et politiques de l’époque la plus récente.

S’il est vrai, comme le soutient Hegel, que chaque époque pos-sède son caractère spécifique qui pose, pour leur solution, des problèmes différents dans des conditions socio-économiques et politiques différentes des autres époques, il n’est pas moins vrai que, pour trouver les solutions correspondantes, les données historiques doivent être prises en considération, sans doute pas par un e amen simpliste, mais par leur confrontation avec les réalités présentes en vue de trouver des réponses valables aux questions que cette époque nous pose. C’est à la lumière de ces considérations que je veux vous présenter, naturellement sous leurs traits principaux, les relations roumano- turques pendant la révolution de 1848.

La révolution de 1848 des trois pays roumains-la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie-présente une importance particulière pour la formation de la Roumanie moderne, car c’est par elle que s’est achevé le processus de la formation de la nation roumaine et qu’on est passé à l’action tendant à l’union du peuple roumain en un seul Etat unitaire et indépendant. La révolution roumaine de de 1848 a eu lieu dans tous les trois pays roumains, mais alors seuls les Roumains de Valachie ont eu des relations plus intenses avec l’Empire Ottoman, étant donné que leur lutte révolutionnaire n’a pas seulement provoqué de profonds changements intérieurs, main a encore constitué la source de conflits extérieurs, dans lesquels l’Em- pirc Ottoman a joué un rôle important.

Tandis que la Transylvanie se trouvait sous la domination directe de l’Empire autrichien, la Moldavie et la Valachie-connucs également sous le nom de Principautés roumaines-étaient vassales de l’Empire Ottoman et, à partir de 1829, sous la protection de la Russie, jouissant d’une large autonomie, beaucoup renforcée par le traité russo-turc d’Andrinople de 1829, lequel prévoyait “qu’elles jouiront du libre exercice de leur culte, d’une sûreté parfaite, d’une administration libre indépendante et d’une pleine liberté de commerce”. Le Règlement Organique, le statut que s’étaient donné les deux principautés dans les années 1829-1831, avec l’accord de la Cour suzeraine et de la Cour protectrice, en dépit du fait qu’il maintenait les privilèges féodaux des boyards et les servitudes féodales des paysans, n’en contenait pas moins un certain nombre d’institutions modernes qui facilitaient l’ascension de la bourgeoisie et formulait la nécessité d’une union “plus étroite” de la Moldavie et de la Valachie, en la motivant par la communauté d’origine, de langue, de religion, des moeurs et des intérêts des habitants de ces principautés.

Le développement économique d’après 1831, dû surtout à l’in-tensification de l’exportation de céréales, de bétail et de bois de char-pente, a également stimulé le mouvement national et antiféodal du peuple roumain. S’inspirant des principes de libetté, d’égalité et de fraternité de la révolution française de 1789, qu’ils appliquaient non seulement aux rapports entre les citoyens du même pays mais également aux relations entre les peuples, les dirigeants de ce mouve-ment passeront à des actions révolutionnaires tendant au renversement de la féodalité et à l’union des Roumains en un seul Etat, doté d’institutions libérales et démocratiques. Après l’échec de quelques-unes de ces actions, ils s’organiseront plus solidement en une société révolutionnaire secrète, appelée Frâtia (La Fraternité), créée à Bucarest en 1843, sur l’initiative du démocrate-révolutionnaire N. Bâlcescu, futur éminent historien, de Ion Ghica, professeur à l’“Académie” de Michel Stourdza de Jassy, et du capitaine Christian Tell. Bientôt, la société Frâtia, étendra également son influence en Moldavie et en Transylvanie.

Bien que les conditions intérieures fussent favorables à une révolution libérale et démocratique, celle-ci se heurtait à l’opposition des trois empires féodalo-absolutistes voisins-autrichien, russe et ottoman-lesquels ne voyaient d’un bon oeil ni la formation d’un Etat roumain comprenant la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie, ni la création à leur frontière d’un foyer révolutionnaire. Le déclenchement de la révolution en France en février 1848, puis en Italie, en Autriche et en Prusse poussera les Roumains à passer à l’action, étant donné surtout qu’ils espéraient que la révolution éclaterait aussi dans la partie de la Pologne dominée par la Russie, ce qui aurait empêché le tsar Nicolas Ier, protecteur des Principautés Roumaines, d’intervenir avec ses armées pour étouffer la révolution dans ces pays.

Dès que le régime féodale-absolutiste eut été renversé en Autriche, les Roumains commencèrent à se préparer en vue de la lutte révolutionnaire. Des comités révolutionnaires furent organisés, de même que des réunions plus ou moins clandestines, dans lesquelles étaient formulées des revendications sociales et nationales, des manifestes et des brochures révolutionnaires étaient diffusés. Le tsar Nicolas Ier, étant un adversaire déterminé de la révolution, son chancelier, Nesselrode, avertissait, au cours du mois de mars, les hospordars des deux principautés roumaines que son souverain était décidé” à ne pas tolérér que l’anarchie pénétrât dans la partie des Etats ottomans mis sous sa protection”. Le tsar envoya de suite une armée sur la rive gauche du Prut, à 20 km de Jassy, capitale de la Moldavie.

Cependant, l’agitation qui avait gagné la population des villes, se transformera bientôt en mouvement révolutionnaire. La première action d’ampleur de la révolution roumaine eut lieu a Jassy, les 27-29 mars/8-10 avril 1848. A la suite d’une réunion, une pétition-procla-mation fut rédigée, en fait un programme révolutionnaire, dont l’acceptation était exigée par des menaces au hospodar du pays, le prince Michel Stourdza. Appuyé par une garde personnelle, qu’il avait mise sur pied deux ans auparavant, et par l’armée, Michel Stourdza réussira à étouffer le mouvement et a arrêter quelques centaines de révolutionnaires, et enverra en exil dans l’Empire Ottoman, ceux qu’il considérait les plus dangereux. D’autres révolutionnaires moldaves pourront toutefois s’enfuir en Transylvanie, où ils collaboreront avec les révolutionnaires roumains de là-bas et rédigeront un programme encore plus avancé, dans lequel il demandaient la distribution des terres aux paysans dépendants, l’abolition des privilèges féodaux et l’union de la Moldavie et de la Valachie en un seul Etat indépendant.

Quoique le mouvement révolutionnaire eût échoué, les deux cours-suzeraine et protcctrice-s’entendirent pour envoyer chacune en Moldavie un commissaire qui s’enquerrait des causes de la révolution. Le commissaire russe, le général Duhamel, arrivera le premier, au cours même du mois d’avril, mais le commissaire turc, Talaat Efendi, retardera son arrivée jusqu’au début du mois de juin, parce que la Porte attendait le déroulement des événements en France et en Autriche avant de prendre une décision. A l’arrivée de Talaat Effendi à Jassy, une manifestation de rue de la population contre le prince Michel Stourdza eut lieu et on remit au commissaire turc un mémoire contenant les revendications du mouvement révolutionnaire. Toutefois, les deux commissaires n’arrivèrent pas à une décision com-mune sur Michel Stourdza, de sorte que celui-ci continuera à régner.

Tandis que les Roumains de Transylavanie commençaient leurs actions révolutionnaires aux mois d’avril et de mai, le Comité révolutionnaire de Valachie décidait l’ajournement de l’insurrection, dans l’espoir de recevoir une aide en armes et en officiers de France et tin secours militaire de la part des Roumains de Transylvanie. Entre-temps, il élabora un programme révolutionnaire radical, lequel prévoyait, entre autres, la distribution des terres aux paysans dépendants et l’élection d’un hospodar pour cinq ands, en fait d’un président de république. Pour ce qui est des relations extérieures, le programme valaquc se contentait de demander l’indépendance législative, en plus de l’indépendance administrative, déjà acceptée en 1829 par les deux Cours, suzeraine et protectrice. Lors du passage de Talaat Effendi à Bucarest, en route vers Jassy, à la fin du mois de mai, le Comité révolutionnaire valaquc lui remettra un mémoire, contenant ses principales revendications révolutionnaires, mais également la demande de faire droit aux “tendances” des Moldaves et des Valaques de s’unir en un seul Etat. Peu de temps auparavant, le Comité révolutionnaire valaquc avait envoyé à Istanboul Ion Ghica, l’un de ses dirigeants, afin de convaincre la Porte de ne pas procéder à des mesures contre l’insurrection, au cas où elle éclaterait en Valachie, laquelle n’était pas dirigée, selon lui, contre laPorte, ne tendant qu’à des changements intérieurs, favorables au peuple jusqu’alors opprimé. Ion Ghica sera appuyé par son vieil ami M. Czaj- kowcki, le futur Sadyk-Pacha, agent du prince Adam Czartoryski, chef du mouvement révolutionnaire polonais en exil, ainsi que par l’ambassadeur britannique Stratfond Canning. Etant donné que la Porte n’avait pas encore reconnu officiellement le gouvernement révolutionnaire français, la représentance française à Istanboul ne put lui aider au commencement, bien qu’il regardât avec plus de sympathie la révolution roumaine que l’ambassadeur britannique, adversaire de la démocratie républicaine.

Entré dès 1826 dans une ère de chamgemcnts, accentuée depuis 1839 par le sultan Abdul-Medgid, on croyait que l’Empire Ottoman pourrait être convaincu de ne pas prendre des mesures contre la révolution de Valachie, lorsqu’elle éclaterait.

L’aide française et transylvaine se faisant attendre, le Comité révolutionnaire valaquc passa à l’action le 9/21 juin, l’insurrection organisée par lui ayant réussi, deux jours après, à faire accepter par Phospodar Gheorghe Bibescu le programme révolutionnaire, appelé improprement plus tard, constitution. Désapprouvé par le consul russe de Bucarest, Gheorghe Bibescu abdiquera bientôt et se réfugiera en Transylvanie, tandis qu’à Bucarest sera constitué un gouvernement provisoire révolutionnaire, lequel commencera immédiatement à mettre en application certains points de son programme. En même temps, seront faits des préparatifs pour l’extension de la révolution en Moldavie, où un comité révolutionnaire secret s’était organisé.

L’agent de la révolution roumaine à Istanboul, Ion Ghica, réussira à convaincre la Porte à ne pas s’opposer aux changements faits par le gouvernement valaque. Bien que le sultan Abdul-Medgid, monarque féodalo-absolutistc, ne pût voir d’un bon oeil les tendances républicaines des Valaques, la Porte ne s’empressa pas de prendre des mesures de répression de la révolution de Valachie. Elle ne considérait pas comme dangereux les changements intervenus ici et, surtout, elle ne croyait pas utile d’intervenir avec ses forces armées dans les Principautés, pour ne pas entrer en conflit avec la Russie, protectrice de celles-ci. Les insistances de Ion Ghica seront appuyées également, peu de temps après, par Ion Voincscu II, ministre valaque des Affaires étrangères, lequel s’adressera à la Porte “dans l’unique but de la rassurer-écrivait le gouvernement provisoire révolutionnaire-sur nos intentions pacifiques et, d’une part, lui exposer le nouvel ordre de choses et la légalité incontestable de notre démarche et, de l’autre, solliciter et obtenir la reconnaissance de la Constitution que la Valachie vient de se donner”.

L’évolution des événements imposera bientôt à la Porte le chan-gement, dans une certaine mesure, de l’attitude prise les premiers jours de la révolution. Le 19 juin/Ier juillet, eut lieu à Bucarest une tentative contre-révolutionnaire de renverser le gouvernement provisoire. D’autre part, à la suite de l’agitation croissante qui se manifestait en Moldavie contre le gouvernement de Michel Stourdza et de l’action entreprise par le gouvernement provisoire valaque pour étendre la révolution en Moldavie en vue de l’union des Principautés, le gouvernement du tsar fit occuper Jassy le 28 juin/10 juillet par ses troupes. Inquiète, la Porte décida d’envoyer en Valachie Soliman Pacha, accompagné d’Emin Effendi, dont Ion Ghica rapportait à Bucarest que “ce sont des hommes tels que nous aurions pu le dé-sirer”. En effet, Soliman Pacha avait été, il n’y a pas longtemps, am-bassadeur de l’Empire Ottoman à Paris et ne redoutait pas les chan-gements bourgeois intervenus en Valachie. Son compagnon, de même, était un esprit accessible aux idées progressistes.

Les instructions reçues par Soliman Pacha et Emin Effendi étaient en effet rédigées de façon à ce qu’elles modèrent la marche de la révolution sans l’empêcher tout à fait. “Ils devront être-rapporte Ion Ghica-d’une sévérité très grande à désapprouver la conduite des Valaques, qui se sont donné tort par la manière dont ils ont opéré ces changements. Ils feront aussi des observations sur le radicalisme de la proclamation révolutionnaire. Ils chercheront, continue Ion Ghica, à s’entendre avec le Gouvernement actuel sur la manière d’envoyer ici une vingtaine de députés valaques pour discuter les articles de la proclamation et les modifier”. Ion Ghica laisse entendre que la Porte a été contrainte de prendre une pareille mesure; c’est le sens de scs paroles: “... la Porte aurait été bien plus condescendante, si elle avait été abandonnée à son propre mouvement”. Ion Ghica renforce sa supposition en écrivant que la Porte “a beaucoup lutté contre l’idée d’une intervention armée et, le dirais-je, sans avoir été soutenue par personne”, c’est-à-dire ni par Stratford Canning, l’ambassadeur britannique, hostile au radicalisme de la révolution roumaine, ni par les représentants des autres puissances européennes.

Afin d’empêcher une action de renversement du gouvernement provisoire révolutionnaire roumain, Ion Ghica présenta le 30 juin/12 il juillet un mémoire à la Porte, aux ambassadeurs de France et d’An-gleterre, ainsi qu’à l’agent du prince Adam Czartoryski, dans lequel il justifiait le déclenchement de la révolution en Valachie et soutenait que les révolutionnaires valaques ne s’élevaient nullement contre la suzeraineté du sultan, fondée sur les vieilles capitulations accordées à leur pays par les sultans Bayazet Ier et Mohamet II, il y a quelques siècles, reconnues par la Porte au dernier siècle plusieurs fois.

L’occupation de la capitale moldave par les troupes du tsar Ni-colas Ier, l’avance d’autres troupes russes par le sud de la Moldavie vers Bucarest, dans l’intention du rétablissement du Règlement Orga-nique, supprimé par la révolution, détermina la Porte, appuyée cette fois-ci par les autres puissances européennes, à protester auprès du gouvernement du tsar. Le résultat fut que celui-ci, voulant donner à sa politique étrangère un caractère de légalité, ordonna le retrait au-delà du Prut des troupes qui se dirigeaient vers la Valachie, mais pas de celles qui avaient occupé Jassy. Toutefois le tsar Nicolas demanda à la Porte qu’elle coccupe avec ses forces armées la Valachîe, pour démettre le gouvernement révolutionnaire.

Comme elle l’avait déjà décidé, la Porte envoya à Rouchtchouk, où elle avait concentré une armée, Soliman Pacha et Emin Effendi, pour discuter avec le gouvernement provisoire révolutionnaire de Bucarest les modifications qui auraient ramené le calme nécessaire dans les relations de la Valachie, aussi bien avec la Cour suzeraine qu’avec la Cour protectrice. Par l’envoi de la mission de Soliman Pacha, la Porte tendait principalement à empêcher l’occupation armée de la Valachie par les troupes du tsar. “Elle voudrait, rapportait le 2/14 juillet le général Aupick, l’ambassadeur de France, éviter toute intervention et, si une intervention est indispensable, elle voudrait s’en charger et déjà à cet effet des troupes se réunissent sur le Danube. Le choix de Soliman Pacha, le dernier ambassadeur de la Porte à Paris, ajoutait le général Aupick, qui part avec des pleins pouvoirs, accompagné d’Emin Effendi, Ier Drogman du Divan, est heureux. Ses intentions sont bonnes”.

Vers le milieu du mois de juillet (v. calendrier), le gouvernement valaque s’attendait à ce que les deux commissaires turcs arrivassent soit directement par Giurgiu, soit par Brada ou Galatz. Le 18/30 juillet, Ion Voinescu II, ministre valaque des Affaires étrangères, écrivait de Giurgiu à Nicolas Balcescu, secrétaire du gouvernement, que Soliman Pacha se trouvait à Rouchtchouk, au sud du Danube, d’où il comptait passer à Giurgiu, sur le territoire de la Valachie. Il ajoutait que la Porte, donc Soliman-Pacha, étaient en bonnes dispositions à l’égard du gouvernement provisoire de Bucarest. Le journal “Pruncul Román” (Le nouveau-né roumain), rédigé par G. A. Rosetti, membre important du Comité révolutionnaire valaque, publiait deux jours après, une correspondance de Giurgiu, datée du 18 juillet, dans laquelle it était annoncé que le lendemain, 19 juillet, Soliman Pacha passerait le Danube à Giurgiu, accompagné de troupes, mais que le sultan “ne s’opposait pas aux droits que nous avons en vertu de nos traités avec le sultan Bajazet (Ier) et (avec) Mahomet (II)”.

En apprenant l’arrivée de Soliman Pacha à Giurgiu, le gouver-nement provisoire lança une proclamation le 19/31 juillet, dans la-quelle il faisait connaître au commissaire turc “son affliction” “devoir porter atteinte au droit à l’inviolabilité de son territoire”, mais reconnaissait en même temps que la Porte, en effet “a pour nous des sentiments paternels”, c’est-à-dire que Soliman Pacha ne vient pas avec des sentiments hostiles”. Le même jour, il protestait par le “Mo-niteur roumain” contre l’entrée de Soliman Pacha, à la tête d’une armée, sur le territoire de la Valachie et lui demandait, en invoquant les capitulations des sultans Bajazet Ier et Mahomet II, de convaincre le sultan Abdul Medgid d’approuver la “Constitution” donnée au pays par le peuple roumain et de retirer son armée au sud du Danube. De son côté Soliman Pacha adressait, le même jour, une lettre aux boyards et aux notables de Valachie, dans laquelle il leur reprochait qu’ “ils se sont dernièrement permis de commetre des actes illégaux, qui ont été très mal vus par la Sublime Pote”, demandait la dissolution du gouvernement provisoire, comme illégal, la suppression de tous les changements effectués, car c’est seulement alors que seront prises en considération les réclamations qui seront faites. Il ajoutait qu’une délégation de quelques personnes devait venir chez lui pour lui présenter ces réclamations; sinon il pénétrerait à l’intérieur du pays avec les troupes qu’il avait à sa disposition.

Le lendemain, une grande assemblée populaire au Champ de la Liberté, à la périphérie de la ville de Bucarest, protestait énergi-quement contre l’intervention de l’armée ottomane, en la considérant comme “contraire à tous les traités et contraire au droit des gens”. En même temps une résolution était votée, par laquelle on demandait à la Porte de respecter les droits de la Valachie et lui attirait l’attention que “si elle cherchait à s’ingérer par la force armée dans les affaires intérieures du pays, alors tous les traités qui existent sont considérés comme abolis par la Porte elle-même” ; dans ce cas “la nation roumaine” se considérerait libérée de toute obligation envers la Porte et les lois qui seraient imposées aux Roumains par la force armée étrangère, ils les considéreraient comme non avenues. En conclusion, l’assemblée décidait que tout Roumain qui appelerait des armées étrangères était “déclaré ennemi de la société et par conséquence il n’y aura plus de lois pour lui”.

Le 19/31 juillet 1848, lorsque Soliman Pacha adressait la lettre mentionnée aux boyards et aux notables roumains, le gouvernement du tsar envoyait également une note circulaire à ses représentants à l’étranger, concernant les événements des Principautés Roumaines. Le gouvernement révolutionnaire de Valachie était accusé de s’être installé, au mépris de la suzeraineté qui appartient à la Porte ottomane et en opposition ouverte au protectorat de la Russie”, que le plan des révolutionnaires valaques à peine réussi là-bas “ils ont songé immé-diatement à l’étendre à la Moldavie”, où se sont rendus une foule d’émissaires valaques et étrangers, que les exilés moldaves de Bucovine “rassemblaient des forces pour marcher sur Jassy et (.. .) les factieux préparaient un soulèvement, dont le résultat devait être, comme en Valachie, l’assassinat ou l’expulsion du hospodar, le bouleversement de l’ordre établi et la réunion des deux Principautés en un seul Etat sans liens quelconques avec la Russie ou la Porte otto-mane”. En conséquence, les deux puissances “se sont entendues pour y rétablir l’ordre qu’elles avaient institué et, dans ce but, leur troupes réunies viennent d’y entrer pour agir ensemble”. Il nous faut relever le fait que la note du gouvernement du tsar ne concordait pas avec l’intention d’occuper en commun les principautés par les armées turco-russes, attribuée à la Porte, cette dernière s’efforçant, au con-traire d’éviter une telle collaboration et d’éviter sa propre intervention armée, par l’obtention de concessions formelles de la part du gouvernement révolutionnaire roumain.

Pour ce qui est des intentions réelles de la Porte et des deux puis-sances occidentales, l’Angleterre et la France, l’agent roumain à Istamboul, Ion Ghica, dans son rapport du 22 juillet/3 août au gouvernement de Bucarest, montrait que, bien qu’hostile à l’esprit démocratique de la révolution roumaine, l’ambassadeur anglais Stratford Canning “a donné de bons conseils à la Porte”, mais que l’ambassadeur de France, le général Aupick, “a agi plus franchement et plus énergiquement; il avait d’aillcurs-ajoutait l’agent roumain- des instructions à notre égard, des instructions qui lui prescrivaient de nous appuyer de toute son influence”, étant payé de retour pour son attitude, par la reconnaissance du gouvernement français par la Porte, laquelle “est contente de nous et même quelques membres du Conseil ont parlé de la manière franche et loyale, dont nous avons agi dans le pays, ainsi qu’à Constantinople. On est porté en notre faveur, continuait l’optimiste Ion Ghica, c’est à nous à savoir profiter de cette bonne disposition et en tirer tout le parti possible. Je me suis permis d’entamer-attire-t-il l’attention-la question de la réunion des deux Principautés et j’ai trouvé beaucoup de membres du Conseil passablement bien disposés à cet effet”.

Perdant ce temps, Soliman Pacha commençait, conformément aux instructions reçues, des négociations avec le gouvernement provisoire roumain, et envoyait, à cette effet à Bucarest son agent Tinghir. Admettant la demande de l’institution d’une lieutenance princièrc (régence) à la place du gouvernement provisoire, une assemblée populaire tenue à Bucarest le 23 juillet/4 août élira une lieutenance princièrc composée de six personnes, toutes ayant d’ailleurs participé au gouvernement provisoire. Soliman Pacha n’accepta toutefois pas ce changement, pour le motif qu’il était contraire aux dispositions du Règlement Organique, qu’il semblait vouloir à tout prix rétablir. Les pourparlers continuèrent, toujours par l’intermédiaire de Tinghir, et aboutirent, après cinq jours, à la formule de l’institution d’une lieutenance princière composée de trois personnes, conformément au Règlement Organique, en dépit de l’opposition de l’aile radicale du Comité révolutionnaire, représentée par N. Balcescu, C. A. Rosetti, I. C. Bratianu et Cesar Bolliac. A la place du gouvernement provisoire furent élus comme lieutenants princiers (régents), les libéraux modérés I. Heliade Radulescu, N. Golescu et le général Christian Tell, membres, eux aussi, du Comité révolutionnaire, que Soliman Pacha reconnut aussitôt. Soliman Pacha invita les lieutenants princiers à Giurgiu et offrit un banquet en leur honneur. Les consuls des puissances étrangères reconnurent également comme légale la lieutenance princière, ce qui constituait un succès pour elle. Soliman Pacha, lui-même, qui croyait s’être bien acquitté de sa mission, fera une visite à Bucarest du 8/20 au 12/24 août, accompagné d’une escorte, étant chaleureusement reçu par la population, mais non sans que des cris retentissent de “Vive la Constitution roumaine” !

Une députation composée de N. Balcescu, Ştefan Golescu, D. Bratianu, Gr. Grâdişteanu et N. Vasiliadc se rendit à Istambul, conformément à l’accord avec Soliman Pacha, afin de soumettre à l’approbation du sultan la “Constitution” révolutionnaire, à laquelle on était convenu d’apporter certaines modifications qui lui donneraient un caractère modéré. Avant son départ, B. Bâlcesce avait publié dans le journal “Poporul suveran” un article intitulé “Les droits du peuple roumain à l’égard de la Sublime Porte”, dans lequel il soutenait que les vieux traités avec la Porte reconnaissaient à la Valachie non seulement l’indépendance administrative, mais également l’indépendance législative Quant à l’indépendance absolue, écrivait-il, le temps n’était pas encore venu de la demander, mais si l’entière autonomie du pays était violée, les Roumains devront s’y opposer par les armes, en versant leur sang.

Arrivée à Istanboul, la députation roumaine ne fut reçue ni par le vizir, ni par le sultan, bien que ce fût la Porte qui en eût suggéré l’envoi. Le motif du refus de recevoir la députation n’était pas telle-ment le mémoire adressé à la Porte par quelques boyards réaction-naires, dans lequel Soliman Pacha était accusé d’avoir traité avec les révolutionnaires et qu’au lieu d’étouffer la révolution, il s’était contenté de quelques légères concessions faites par celle-ci, que la protestation de l’ambassade du tsar. Celle-ci, rapportait le 17/29 août l’agent roumain Ion Ghica, a remis à la Porte “une note, par laquelle elle se plaint des commissaires ottomans Soleiman Pacha et Emin Effendi. Elle reproche à ces messieurs d’avoir laissé la Cai- macamie entre les mains des hommes qui ont été les fauteurs du mouvement révolutionnaire, d’avoir négocié avec les hommes révolutionnaires et accepté en quelque sorte le principe révolutionnaire, en acceptant de leur part une pétition au Sultan et l’envoi d’une députation valaque de la part d’un pays en révolution et gouverné part des hommes révolutionnaires”. La note continuait en exigeant “le désaveu et la punition des Commissaurcs, l’entrée des troupes turques à Bucarest, une action de la part de la Porte qui force les Valaqucs à un acte de contrition qui déclare non avenu tout ce qui est arrivé, le rétablissement de l’ancien ordre des choses, après quoi on verra ce qu’on aura à faire. La conclusion de la note est-ajoute Ion Ghica- que, si la Porte n’obtempère pas aux demandes de la Russie et si, par ses actes, par ses paroles et par son soutien sous main, elle favorise le principe révolutionnaire, quelque part que ce soit, la Russie protestera, emploiera tous les moyens qu’elle trouvera à sa disposition et qu’elle jugera à propos pour agir contre le principe révolutionnaire et ceux qui l’admettent ou le favorisent”. Lors de la présentation de la note, il était demandé “que la Porte n’entre en aucune relation avec les députés valaques”.

Vu le danger d’arriver à une occupation unilatérale par les troupes russes des principautés roumaines ou même à une guerre entre les deux empires, Emin Effendi fut rappelé et remplacé par Fuad Effendi, lequel reçut l’ordre de se rendre à Giurgiu, et d’ici, accompagné des troupes, à Bucarest, en vue de rétablir la domination des boyards. C’était un désaveu encouru par Soliman Pacha, remplacé, en fait, par Fuad Effendi. Avant d’arriver à cette décision, laquelle était contraire à ses vues antérieures, la Porte demandera l’appui des deux puissances occidentales, l’Angleterre et la France, et se hâtera de recevoir officiellement le représentant de cette dernière, le général Aupick. Quoique adversaire déterminé du tsar Nicolas Ier, l’ambassadeur britannique Stratford Canning, a déclaré-rapporte Ion Ghica-que ses instructions ne lui permettent pas de soutenir la Parte et les Valaques autant qu’il le voudrait, autant qu’il le devrait même. Déçue par cette réponse, la Porte ne se décidera pas à désavouer formellement Soliman Pacha “mais seulement remplacer Emin Effendi par Fuad Effendi, qui portera de nouvelles instructions à Soliman Pacha et les pleins pouvoirs de faire entrer les troupes turques à Bucarest, en faisant venir d’autres à Giurgevoet Ibraila, de ne pas recevoir de députés et d’exiger un acte de non avenue de tout ce qui était arrivé”.

Ion Ghica considérait cette solution comme un subterfuge (“faux fuyant”) destiné à donner satisfaction à la Russie, mais que la Porte “assure que, dans le fond, elle a les meilleures intentions pour nous, qu’elle avoue que Soliman Pacha et Emin Effendi ont dépassé leurs pouvoirs, mais que la Porte voudrait arriver au même résultat”. Ce subterfuge, estimait Ion Ghica, était toutefois dangereux pour les J Roumains; c’est pourquoi il leur conseillait de déclarer qu’ils enver-ront “un corps de troupes à Bouzéo pour garder le pays contre une invasion”.

Le représentant de la France, déterminé par les événements d’Italie, cherchait à collaborer aussi étroitement que possible avec l’ambassadeur d’Angleterre dans tout problème qui surgirait, donc aussi dans celui de la révolution roumaine. C’est pourquoi-écrivait Ion Ghica-il n’ose pas agir positivement sans instructions de son Gouvernement et il se bornera à donner des conseils que la Porte n’en-voie pas des troupes à Bucarest et qu’elle parle avec nos députés, pour obvier au moyen de satisfaire la Russie sur l’article de Pacte de contrition”.

De l’avis de notre agent, que les événements allaient démentir, la situation de la révolution roumaine dépendait de la fermeté des Roumains dans l’affirmation de leurs droits, par une adresse sincère et digne “sans craindre, ajoutait -il, l’impression que cela pourrait produire à Fuad Effendi”. Ion Ghica terminait son rapport en carac-térisant Fuad Effendi lui-même “Le choix de ce Commissaire-écri- vait-il-est bon; il est l’ami intime, Falter ego d’Aali Pacha, très bien vu par le Grand Vizir. C’est un homme de bien; mais je doute qu’il soit aussi courageux qu’Emin Effendi; d’ailleurs il est moins indépendant.

Répondant le 19/31 août aux communications verbales et écrites faites par l’ambassade du tsar Nicolas Ier, le ministre des Affaires étrangères de l’Empire Ottoman présente sommairement le contenu des instructinons données à Soliman Pacha, ainsi que les mesures prises par celui-ci pour leur application. Les modifications faites au programme des révolutionnaires valaqucs ne méritent pas-déclarait le ministre ottoman-d’être acceptées, de sorte que Soliman Pacha ira de nouveau à Bucarest, avec des troupes cette fois-ci, et rétablira le régime du Reglement Organique. Au besoin, la force armée sera emp-loyée. Il devra s’entendre avec les boyards et d’autres notables pour rétablir l’ordre, les trois lieutenants seront remplacés par un grand boyard, portant le titre provisoire de “caimacam” (régent). La dé-putation venue à Istamboul sera renvoyée. Les commissaires ottoman et russe collaboreront pour arranger cette affaire.

Le même jour, 19/31 août, la députation roumaine remettra au ministère des affaires étrangères cttoman, Aali Pacha, un mémoire rédigé après s’être entretenue avec Fuad Effendi. Le mémoire commence par présenter l’historique de la révolution valaque et en-suite celui de ses rapports avec Soliman Pacha, en attirant l’attention sur le fait qu’entre les dires de Fuad Effendi et les assurances données auparavant par Soliman Pacha, il y avait un abîme. Les auteurs du mémoire reconnaissent que ce n’est pas la Porte qui a changé, mais les circonstances politiques “’qui n’étaient plus les mêmes”; c’est pourquoi la députation continuerait “de lui tenir le même langage” qu’autrefois. Le mémoire déclarait que le gouvernement valaque ne pourrait pas imposer à la nation les nouvelles conditions de la Porte, lesquelles ne sont pas dans l’intérêt de l’Empire Ottoman lui-même, de sorte qu’il demandait qu’on revienne sur les nouvelles instructions données à Fuad Effendi.

Dans un rapport du 24 août/2 septembre adressé à son gouver-nement, le général Aupick, ambassadeur de France, présente la nou-velle attitude de la porte à l’égard de la révolution roumaine. La Porte désavoue Soliman Pacha, en lui donnant comme adjoint Fuad Effendi “muni d’instructions nouvelles, qui évidemment rédigées sous l’in-fluence de la Russie, mais aussi quelque peu, il faut en convenir, sous l’impression de la défiance qu’inspirent au Divan, gouvernement absolu, les mouvements insurrectionnels qui ont amené toutes ces complications. Ainsi tout ce qui a été fait en Valachie est imputé à crime et doit être, sinon puni, du moins considéré comme non avenu. Les mesures les plus sévères seront prises, si la soumission générale n’est pas immédiate et complète”. Toutefois, l’ambassadeur français justifie, dans une certaine mesure, le changement d’attitude de la Porte dans le problème de la révolution roumaine. “Abandonnée à elle-même, écrit-il, effrayée de son isolement dans une question pour laquelle elle éprouve le besoin de l’appui de la France et de l’Angleterre, elle se décide devant le silence des deux Puissances, à obtempérer aux injonctions de la Russie qu’elle s’évertue à lier à force de concessions, à laquelle elle espère ôter ainsi tout prétexte d’une ingérence plus formelle, plus étendue”. Aupick, qui avait lu le mémoire de la députation roumaine craignait, à juste titre “que le désaveu de tout ce qu’avait fait Soliman n’amène une collision à laquelle pousseront ardemment ceux qui y ont intérêt”. Car, ledrogman de l’ambassade a également écouté ce que Fuad Effendi lui avait dit sur la manière dont il accomplirait sa mission “…. Mon langage en Valachie, lui avait déclaré le nouveau commissaire ottoman, sera celui de la sévérité-il condamnera tous les actes révolutionnaires; mais c’est afin de pouvoir prochainement dire aux Russes: Tout est pacifié, retirez-vous. Nous donnerons ensuite aux Valaques la plus grande partie des améliorations qu’ils se sont proposé d’obtenir par le mouvement du 23 juin”. L’ambassadeur français a aussi discuté le problème roumain avec Stratford Canning, l’ambassadeur d’Angleterre, avec lequel il était d’accord. “Si les Valaques se soumettent, s’il n’éclate aucun désordre, la Porte pourra exposer aux Ruses, comme veut le faire Fuad Effendi, que leur intervention est désormais sans objet, et que, conformément à l’engagement qu’ils en ont pris, ils doivent se retirer. En cas de refus, la Porte aura de nouveau une occasion toute naturelle d’en appeler aux Puissances amies”.

Le refus par le Sultan de recevoir la députation roumaine, le désaveu des mesures prises par Soliman Pacha et la mission confiée à Fuad Effendi de réprimer la révolution valaque, ont de nouveau alarmé et même davantage, en proportion, l’opinion publique rou-maine, Se faisant l’écho de cette inquiétude, le journal officieux “Poporul suveran” publiait dans scs numéros des 23, 24, 25 et 30 août/-7 septembre- vieux calendrier -un long article destiné à réduire à néant les accusations portées contre le gouvernement roumain. En proclamant une constitution-pouvait-on lire dans cet articlc-lcs Roumains n’ont pas mis en danger “l’intégrité politique de (’Empire Ottoman”, l’abolition de l’ancien statut du pays, le Règlement Organique, n’a pas eu pour but la rupture des liens avec la Porte, mais la supression de l’asservissement de la majorité du peuple par une minorité. Les Roumains ne désirent pas la protection d’une seule puissance et ils ont demandé cette fois-ci “une protection totalement politique de toute l’Europe”; ils ont fait appel “en partie à l’arbitrage des trois grandes puissances constitutionnelles” pour qu’ils aient maintenant, de même que “les lumières de la Civilisation leur viennent de chez elles”, “leur appui moral pour l’instauration des droits” qu’ils ont proclamés “au nom du peuple tout entier” le 11 juin. Encore une fois, on déclare que la révolution n’a pas été dirigée contre la Porte ou contre toute autre puissance “nous avons seulement voulu-affirme-t-on-renverser le système de la tyrannie intérieure”. Il est vrai, continuait, le justification, que la révolution de Bucarest s’est également répercutée dans le coeur des Roumains moldaves “qui gémissaient de même sous le joug du Règlement Organique, qui de même soupiraient pour la réforme de la partrie”. Quant à l’union de la Moldavie et de la Valachie en un seul Etat, -concluait la défense de la révolution-elle ne constitue un danger pour personne.

Au nombre de ses actions destinées à mettre fin au régime révo-lutionnaire de Valachie, la Porte fit occuper à la fin du mois d’août -vieux calendrier-Ibraila par un détachement turc, composé d’un régiment d’infanterie et d’un régiment de cavatlerie, sous le comman-dement de Rifaat Pacha. L’administrateur du département de Ibraila, Dimitrie Golescu, protestera, mais ne pourra pas s’opposer, n’ayant pas d’instructions dans ce sens. Au cours d’une discussion secrète avec Rifaat Pacha, écrivait-il à Ion Ghica, auquel il parlait avec beaucoup d’ardeur des désirs de réforme de la nation, le commandant ottoman lui attira l’attention sur le fait “que le suffrage universel et l’article de la propriété qu’on doit accorder aux paysans étaient des chimères et il me cita en exemple les désordres qui ont lieu en France”. En même temps, Dimitriu Golescu annonce que le commissaire de tsar, le général Duhamel, a quitté Galatz en bâteau et le même jour, 3/15 septembre, il arrivera à Giurgiu pour que, avec Fuad Effendi, il rétablisse en Valachic le régime réglementaire. “Ce serait unique, s’étonne Dumitru Goleccu, que de voir un Commissaire russe marcher à la tête d’une armée turque et faire dresser leurs canons contre un peuple inoffensif pour lui faire subir le joug d’une loi oppressive que les paysans ont déjà brûlée dans tous les villages avec des acclamations de joie”.

Entre-temps Fuad Effendi était arrivé à Giurgiu, prêt à se diriger vers Bucarest avec une armée commandée par Orner Pacha. La lieu-tenance princière mit sur pied une délégation de 10.000 personnes pour venir à la rencontre du commissaire, lequel refusa de l’entendre. Sur l’initiative de certains membres du Comité révolutionnaire, mais avec l’approbation de la lieutenance princière, les mesures de défense furent intensifiées. Le général Gheorghe Magheru, auquel on avait envoyé la plus grande partie de la milice, avait réussi a organiser un corps d’environ 15.000 volontaires au camp de Rîureni, près de la ville de Rîmnicul Vîlcea. Il avait reçu des pouvoirs discrétionnaires sur les huit départements du nord-ouest du pays et était prêt pour la lutte.

A Bucarest arrivaient des milliers de paysans, qui n’attendaient que l’ordre de la lieutenance princière pours’opp oser, avec les habitants de la ville, à l’entrée de l’armée turque dans la capitale du pays. Les masses n’acceptaient pas le retour au régumedu Règlement Organique. Se rapportant à l’avance de l’armée ottomane vers Bucarest, le journal “Poporul suveran” publiait le 3 septembre un article dans lequel il était dit qu’ “il n’est pas possible de nous imposer les anciennes institutions sans effusion de sang roumain”, mais que cette goutte ébranlera aussi le trône du sultan, de sorte que ce serait mieux que la Porte reconnaisse “la Constitution roumaine pour les deux Principautés”. Quatre jours après, le même journal officieux déclarait que l’autonomie de la Valachie ne saurait étre supprimée, sans annuler “son accord” avec l’Empirc Ottoman. Si la Porte désire réellement une modification des institutions du pays par des moyens pacifiques, qu’une “véritable Assemblée nationale soit convoquée, dont les députés représenteraient toutes les classes”. Autrement “les troubles” de Valachie ne cesseront pas.

Les protestations et les menaces des Roumains n’impressionnaient pas Fuad Effendi. A la suite d’une entrevue à Galatz avec le général Duhamel, il s’était rendu à Giurgiu, où, peu après, arrivait aussi le commissaire du tsar. A Giurgiu, une grande foule de Roumains fit une manifestation de sympathie à Soliman Pacha, rappelé à Istam- boul. Les représentants de la lieutenance princière essayèrent en vain d’apprendre les instructions reçues par Fuad Effendi, mais celui-ci déclara qu’il les annoncerait à Bucarest. Le 10/22 septembre, les troupes ottomanes se trouvaient à dix km de la capitale de la Valachie. Le Comité révolutionnaire et la lieutenance princière ne se décidèrent pas résister par les armes. Ils espéraient convaincre Fuad Effendi de se contenter de nouvelles concessions, sans démettre le gouvernement révolutionnaire. Des dizaines de milliers d’hommes s’amassèrent à la périphérie de Bucarest à cette fin. “Poporul suve- ran” du 11 septembre invitait la peuple à démontrer au commissaire ottoman “que la volonté pour la Constitution était la volonté de la nation tout entière”..., mais Fuad Effendi ne se laissa pas impressionner. Arrivé à Cotroceni, quartier du sud-ouest de Bucarest, il convoqua le 13/25 septembre les boyards et les notables à son camp pour leur communiquer les mesures qu’il était chargé de prendre. Outre quelques dizaines de boyards réactionnaires, beaucoup de révolutionnaires s’y rendirent, parmi lesques N. Bâlcescu, C. A. Rosetti, I. C. Bratianu, Voinescu II, Nicolae Golescu, l’un des lieutenants princiers, et Ştefan Golescu. On leur fit lecture d’une proclamation de Fuad Effendi “au boyards et habitants de toutes les classes de Valachie”, dans laquelle la révolution était traitée de “rébellion née de cet esprit du communisme contre lequel lutte et triomphe maintenant l’Europe entière”. Ses principes menacent les provinces de l’Empire Ottoman, portent atteinte aux droits de souveraineté du sultan, ainsi que “aux rapports politiques avec la Russie..En conclusion, il annonçait la nomination en qualité de “caimacam” unique, donc en violation du Règlement Organique qui prévoyait trois “caimacams” en cas de vacance du trône, du grand boyard C. Cantacuzène, qui devait rétablir les institutions du Règlement Organique. Les révolutionnaires protestèrent avec véhémence, mais furent arrêtés et envoyés à Rouchtchouk.

Pendant ce temps, les troupes turques entraient à Bucarest par trois rues différentes. Sur l’ordre de la lieutenance princière on ne leur opposa aucune résistance, sans toutefois pouvoir éviter une collision sanglante qui se proeduisit spontanément dans le quartier “Dealul Spirii” devant la caserne de l’infanterie, occupée par un bataillon roumain que le commandant turc voulait faire évacuer. L’arrivée inopinée d’une compagnie de pompiers, qui voulait entrer dans la caserne, déclencha un combat, non commandé. De nombreux morts et blessés tombèrent des deux côtés. Grâce à leur supériorité numérique, les Turcs finirent par rester maîtres de la caserne et de la ville. Les deux lieutenants princiers, I. Hcliade Râdulescu et Christian Tell, qui étaient demeurés dans leurs résidences, se réfugièrent au consulat britannique, d’où il protesteront auprès des représentants des puissances européennes et se réfugieront ensuite en Transylvanie. Le sang avait été versé, comme on devait s’y attendre, malgré le désir contraire de Fuad Effendi. Le général Duhamel, qui accompagnait le commissaire ottoman, ordonna aux troupes russes d’entrer en Valachie pour la défense de la population. On était ainsi arrivé, après quelques jours, à une double occupation armée turco-russe, laquelle durera jusqu’en 1851.

Les révolutionnaires roumains arrêtés, furent séparés en deux catégories à leur arrivée à Rouchtchouck: les plus importants, parmi lesquels ceux qui avaient été à Cotroceni, furent emberqués dans des “ghimii”-de grandes barques-et transportés en amont du Danube jusqu’à Orsova d’où on leur permit de passer en Autriche, évidem-ment dans l’intention qu’ils pussent agir librement en Occident, comme exilés, dans le sens de la collaboration roumano-turque; les moins importants furent transportés à Brousse, en Asie Mineure, où ils furent assignés à résidence forcée pour plusieurs années.

La révolution continuera encore 12 jours en Olténie, où le général Gheorghe Magheru était décidé à résister à la tête de l’armée de volontaires qu’il avait organisée et de l’armée du pays. Il avait reçu, cinq jours auparavant, de pleins pouvoirs dans les cinq départements de l’Olténie, ainsi que dans trois autres départements voisins. Les deux lieutenants princiers réfugiés à Sibiu, en Transylvanie, lui avaient envoyé une lettre, avant leur départ, en lui demandánt “de ne pas lancer le pays dans une guerre fatale”. Répondant à la lettre que lui avait adressée Gheorghe Magheru le 15/27 septembre, le consul britannique à Bucarest, R. Colquhoun, lui conseilla de ne pas s’opposer à la Porte par les armes et de dissoudre sans retard le camp, comme le lui avaient également écrit les membres de la lieutenance princière, sa persistance dans la résistance armée “ne pouvant qu’être fatale à la Valachic tout entière”. Conseillé dans ce sens, mis dans la situation de s’opposer par les armes aussi bien aux troupes turques qu’aux troupes russes, le général Gheorghe Magheru procéda à la dissolution du cample 28 septembre/10octobre et passa en Transylvanie. Il envoya en même temps au commissaire turc Fuad Effendi une lettre par laquelle il lui faisait connaître qu’il avait dissous son camp “en voyant deux grandes puissances unies contre une petite nation” et dans l’espoir que la Porte “considérera de plus près notre cause, laquelle est le pivot de la question d’Orient...”. Le même jour, il lançait une proclamation à ses soldats, en leur annonçant qu’il avait décidé de dissoudre le camp pour ne pas provoquer une guerre inégale entre nous et deux grandes puissances” ... La révolution roumaine de Valachic avait pris fin; ms elle continuera encore presque une année en Transylvanie.

Quoique étouffée, la lutte révolutionnaire de 1848 aura ouvert la voie à l’union du peuple roumain en un seul Etat indépendant. Fondées, à l’époque de la révolution de 1848, sur des intérêts communs, mais également sur des intérêts contradictoires, déterminées par les conditions historiques du temps, les relations roumano-turques se sont éclaircies peu à peu, à mesure que l’importance des intérêts communs s’est accrue. Déjà entre les deux guerres mondiales, par leurs participation au pacte balkanique, la Roumanie et la Turquie ont contribué au maintien de la paix dans le sud-est de l’Europe, et à présent, par l’amitié et la confiance réciproques, elles apportent une précieuse contribution à la défense de la cause de la paix. Nations in-dépendantes et souveraines, la Roumanie et la Turquie, en défendant la paix, sont en même temps les promoteurs des vieux principes de liberté, d’égalité et de fraternité, tant entre les hommes qu’entre les peuples.