ISSN: 0041-4255
e-ISSN: 2791-6472

İsmail Soysal

Keywords: Turquie, France, Histoire, Turcs, Français, Europe

Ambassadeur İSMAİL SOYSAL
Président de l’Association Culturelle Turquie-France à Istanbul

Je voudrais tout d’abord remercier Monsieur i’Ambassadeur Rouillon,** qui m’a donné cette occasion de m’adresser à une audience aussi distinguée et choisie.

Peut-être le titre de ma conférence pourra-t-il paraître trop optimiste voire même audacieux. Mais je crois que les rapports turco-français, vieux de quelque cinq siècles, et les réalités d’aujourd’hui qui vont déterminer leur avenir, sont de nature à justifier une telle approche.

Tout en situant l’histoire de nos relations dans un cadre chronologique, je vais tâcher d’analyser les changements qui ont eu lieu dans cette trame et, partant de là, essayer de tirer mes propres conclusions quant à leur prolongement dans le futur.

Les liens entre la Turquie et la France se nouent en 1525 d’une manière inattendue, subitement et mènent en peu de temps à une alliance. En s’adressant au Sultan Soliman le Législateur ou, selon son appellation occidentale, le Magnifique, pour l’aider à se défendre contre Charles Quint, François 1er joue sa demière chance. Pour les Turcs, par contre, cet appel est une occasion inespérée: La lutte qui s’était engagée entre l’Orient musulman et l’Occident chrétien durait depuis les Croisades. La dernière de celles-ci, contre les Turcs, à laquelle une force de 6000 Français avait participé, avait eu lieu en 1396 à Nicopolis dans le Bas-Danube. Et voilà que le Roi Très Chrétien de France, l’un des piliers de la chrétienté, demandait l’aide du Sultan Turc, Caliphe de l’Islam. Les Turcs virent dans ce message une occasion de mettre fin à l’esprit des croisades et en même temps de légitmer leur intervention dans les affaires d’Europe.

La Turquie accorda une réception favorable au premier envoyé de la France, Frangipani, porteur de la requête de son souverain. C’est dans ces circonstances que Soliman entreprenait en 1526 une campagne contre Charles Quint en Europe Centrale et occupait la Hongrie. Trois ans plus tard, il était devant les portes de Vienne. Entretemps, les forces navales ottomanes, sous le commandement de Barberousse, infligeaient des revers à la flotte du Saint-Empire sous les Habsbourgs.

En 1535, le premier ambassadeur résident de la France, Jean de la Forest arrive à Istanbul. On sait qu’il eut des pourparlers avec le Grand Vizir, Ibrahim Pacha, en vue de négocier avec lui un Traité de Paix, d’Amitié et de Commerce entre les deux pays. Si les pourparlers sur ce projet n’ont pas abouti, c’est que les Ottomans n’accordaient des concessions commerciales, dites capitulations, que par un firman impérial, à savoir, de manière unilatérale. C’était leur système depuis la création de l’Etat Ottoman. D’après les dernières recherches faites à ce sujet -en particulier par l’historien turc, Halil İnalcık- le texte du projet de ce traité est resté probablement parmi les papiers du Grand Vizir, Ibrahim Pacha, exécuté, en 1536. Ce n’est donc qu’en 156g que les premières capitulations en bonne et dûe forme furent accordées aux Français par firman du Sultan Selim II. Il semble que le Sultan, à la veille de l’invasion de Chypre, avait voulu prévenir une aide éventuelle française aux Vénitiens, suzerains de l’ile.

Quoiqu’il en soit, depuis 1526, un état de coopération politique et d’alliance existait en fait entre les deux pays, avant même l’établissement de relations diplomatiques en 1536. Cette situation devait continuer durant 33 ans, jusqu’à ce que la France n’ait plus besoin de l’aide militaire turque.

Ce premier stade des relations qu’on pourrait dénommer “héroique” en raison de l’audace de deux souverains, répondait aux intérêts des deux parties en faisant contre-poids à la lourde hégémonie des Habsbourgs en Europe. Après Charles Quint, cette communauté d’intérêts devait se prolonger, dans un contexte politique, contre les Habsbourgs et, plus tard encore, devait garder son importance devant les velléités russes d’expansion vers le sud à partir du XVIII ème siècle.

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Le deuxième stade des relations s’étend sur une période de 240 ans, de 1559 jusqu’à l’expédition d’Egypte de Bonaparte en 1798. Pendant cette longue période, en dehors de quelques frictions diplomatiques, un état de paix et d’amitié subsiste dans l’ensemble entre les deux pays. La France, qui devient une puissance de plus en plus forte, n’a plus besoin du concours militaire de [’Empire Ottoman. Sous le règne de Louis XIV, (1643-1715), le roi Soleil, c’est l’Etat le plus puissant de l’Europe. Mais à la suite de la Guerre de Sept Ans en 1763, la France est dépossédée d’une grande partie de ses colonies d’outre-mer par l’Angleterre et affaiblie par des difficultés économiques.

Tout au long de cette période de deux siècles et demi, que nous pourrons qualifier de “période de bonne entente”, ce sont les intérêts commerciaux de la France qui prédominent dans ses relations avec l’Empire Ottoman, les droits qu’elle acquiert par les capitulations de 1569 et les suivantes sont de nature à faire prospérer ce commerce. Jusqu’à la fin du XVIII ème siècle, en tout cas, l’Empire ottoman Occupe une des premières places dans le commerce extérieur français, bien qu’après 1580, des droits similaires sont également accordés à l’Angleterre, la Hollande et d’autres pays.

Pour la Turquie, l’amitié et la bonne entente avec la France deviennent de plus en plus importantes au fur et à mesure qu’elle perd sa supériorité militaire sur ses ennemies, l’Autriche et la Russie. En effet, lors de l’alliance entre la Papauté, Venise et l’Espagne en vue d’une croisade contre les Turcs la France s’est abstenue de s’y joindre. La flotte de la Sainte Ligue détruisait en 1571 la flotte ottomane à Lépante (Inebahti) infligeant aux Turcs la première véritable défaite de leur histoire. La neutralité de la France dans cet engagement avait produit une impression favorable en Turquie. Plus tard, lors de la conclusion de Traité de Belgrade, destiné à mettre fin aux hostilités de 1736-39 entre l’Autriche et la Russie d’une part et la Turquie de l’autre, la médiation de la France et le fait qu’elle grantissait les clauses du traité lui avait acquis la reconnaissance de la Turquie. Les services rendus à cette occasion par le Marquis de Villeneuve, Ambassadeur de France, avaient été hautement appréciés à Istanbul. Egalement, lors des pourparlers de paix de Kaynarca entre la Turquie et la Russie afin de mettre fin à la guerre de 1768-1774, le rôle diplomatique de la France en faveur de Babiâli avait été acceuilli par les dirigeants turcs comme une manifestation d’amitié.

Se sentant en position de faiblesse envers la Russie et l’Autriche, la Porte avait, pour la première fois voulu conclure un traité d’alliance avec Paris dans la seconde moitié du 18 ème siècle. Mais la France était à l'époque en bons termes avec l’Autriche. Le mariage de Louis XVI avec Marie Antoinette en était un symbole. En plus, elle avait des difficultés économiques graves. Le Ministre des Affaires Etrangères, vergennes, qui avait été auparavent ambassadeur à Istanbul, conseilla donc la modération à ses amis turcs pour les dissuader de recourir à la guerre. Par contre, sur la demande de la Porte, le gouvernement français n’a has hésité à envoyer en Turquie des instructeurs militaires de choix.

En définitive, les deux siècles et demi de bons rapports entre les deux pays avaient fini par créer un fonds durable d’amitié traditionnelle. Les hommes d’Etat turcs avaient coutume de parler de la France comme de “ramie de longue date” (kadim dost). On désignait tous les Européens, sans distinction, comme les “Frenk”. Ceci provenait aussi en partie du monopole que les Français détenaient quant au “droit de pavillon". L’Ambassadeur de France à Istanbul était un personnage qui jouissait d’un grand prestige.

Bien que les relations politiques et commerciales se soient constamment développées, les Turcs et les Français, séparés par leurs civilisations différentes, ont continué à rester étrangers les uns aux autres sur le plan humain. L’établissement à Paris en 1700 d’une école de langues orientales, “L’Ecole des Jeunes de Langues”, avait plutôt, à vrai dire, le but pratique de faciliter les relations commerciales et consulaires. Par la suite, toutefois, cet établissement allait servir de fondement à une école de turcologie qui a pris la première place dans la discipline de l’orientalisme.

* * *

Une troisième période dans les relations franco-turques s’ouvre dès la seconde moitié du 19 ème siècle et dure environ cent cinquante ans pour se terminer aux derniers jours de l’Empire Ottoman, entre 1920-1922.

Le démembrement de l’Empire était devenu inévitable vers le milieu du i8ème siècle. Les idées de nationalisme et de liberté propagées par le Révolution française allaient hâter de dénouement[1]. Mais ce sont surtout les coups portés par la Russie qui sont les plus décisifs. N’est-ce-pas avec le traité de Kutchuk-Kainardji en 1774, consacrant la victoire des Russes sur les forces turques, que la “Question d’Orient” a commencé? Les autres puissances, la France, l’Angleterre et l’Autriche, tout en s’efforçant de contenir l’expansion moscovite, n’ont pas manqué de s’attribuer leur part du patrimoine ottoman. Certains facteurs allaient néanmoins contribuer à retarder l’échéance fatale. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer les réformes dans le domaine militaire, dites Nizam-ı Cedit, de Selim III vers la fin du i8ème siècle accomplies avec l’assistance technique de la France, ainsi que les réformes du Tanzimat en 1839, accomplies par de nouvelles mesures de modernisation introduites par des Sultans éclairés comme Mahmut II et Abdülmecit. Mais, à coup sûr, ce sont surtout les rivalités entre les grandes puissance européennes qui ont servi à ralentir le processus de décomposition. Permettez moi de vous raconter ici une anecdote sur cette période: Fuat Pasha, plusieur fois ministre des affaires étrangères et grand Vizir dans le deuxième moitié du igème siècle a dit un jour, avec une certaine ironie, à 1’Ambassadeur de France à Istanbul qu’il considérait l’Empire ottoman comme l’Etat le plus solide au monde, ajoutant: “Tout le monde veut détruire cet empire. Les puissances étrangères y travaillent de l’extérieur et nous de l’intériur. Pourtant cet empire se maintient”.

Dès le commencement de cette période nous voyons les dirigeants ottomans sortir de leur isolement et observer ce qui se passe à l’étranger. C’est dans cet esprit que la Porte envoie, pour la première fois, dans les années 1790, des ambassadeurs résidents auprès des grandes puissances et entreprend de réorganiser les services des Affaires Etrangères. Mais le plus important changement dans l’attitude de la Porte a été l’adoption d’une politique plus diversifiée et la recherche d’alliances contre les ennemis potentiels en temps de paix.

L’Empire ottoman se trouvait, depuis 1787, en guerre avec la Russie et l’Autriche lorsque la Révolution française éclata. Comme la Porte n’avait pas trouvé le soutien auquel elle s’attendait de la part de la France dans sa lutte contre ces deux pays, elle s’est tournée vers la Prusse avec laquelle elle a conclu une alliance en 1790. D’autre part, la rupture entre Paris et Vienne dûe à la révolution avait réjoui les hommes d’Etat turcs à tel point que le Grand Vizir allait dire en apprenant la proclamation de la République en France: “Tant mieux! Les hommes de cette République ne pourront plus épouser des princesses royales d’Autriche”.

Si la Turquie n’a pas été trop désavantagée par les traités de Sistova en 1791 et de Jassy en 1792 qui mirent fin à la guerre contre les Austro- Russes, ceci est dû, en premier lieu au fait que la Révolution Française avait jeté l’alarme dans les cours européennes et notamment celle de Vienne et, en second lieu, à la pression prussienne exercée en sa faveur sur l’Autriche et la Russie.

L’expédition d’Egypte de Bonaparte en 1789 causa une surprise et une profonde consternation à Istanbul. La réaction immédiate du Sultan Selim, fidèle ami de la France, fut de déclarer la guerre à cette dernière. Il était d’autant plus offensé que Talleyrand s’était joué de l’ambassadeur turc à Paris, le naïf Essaid Ali Efendi, en niant l’existence de préparatifs à Toulon. Selim n’hésitera plus désormais à contracter des alliances, aussi bien avec l’Angleterre, qu’avec la Russie, afin d’exclure les Français du territoire ottoman (Memaliki Osmaniye). C’est seulement avec la paix de Paris en 1802 que le statu quo fut rétabli et que les relations d’amitié entre la Turquie et la France se sont renouées.

Les guerres suscitées par la Révolution française furent l’occasion pour la Porte de faire son apprentissage dans le jeu de l’équilibre des forces en Europe. Dorénavant, sur le plan politique, la France n’est plus “l’amie de longue date”, elle n’est qu’une des cinq grandes puissances de l’Europe.

Comme le principal danger venait de la Russie, il s’agissait pour la Turquie de parer à ce danger par une alliance avec nimporte laquelle des puissances occidentales qui s’y prêtait. Dans la situation instable où elle se trouvait, la Turquie avait acceuilli avec une profonde inquiétude l’entrevue entre Napoléon et Alexandre 1" à Tilsit en 1807. Cette inquiétude devait continuer jusqu’à nos jours comme une hantise, chaque fois que les leaders occidentaux se réunissaient avec les dirigeants russes pour régler les questions européennes.

La France, toujours inquiète des visées russes sur l’Empire Ottoman a voulu s’entendre avec l’Angleterre, voire même avec l’Autriche, pour leur barrer la route du Sud. Passant de la diplomatie aux hostilités, elle s’empresse de prendre part à la guerre de Crimée en 1853 et continue à soutenir l’Empire ottoman lors du Congrès de Paris réuni en 1856.

Néanmoins, la France restait tout aussi décidée à s’approprier une part de l’héritage ottoman. Le territoire qu’elle convoitait le plus, l’Egypte, devait finallement passer aux mains de l’Angleterre. Mais elle réussit à s’emparer de l’Algérie en 1830 et de la Tunisie en 1881. Lors de la guerre d’indépendance grecque, la France est, avec la Russie et l’Angleterre, a pris une attitude hostile la Turquie. Plus tard, pendant la Grande Guerre, c’est le partage avec l’Angleterre des vestiges de l’Empire ottoman au proche Orient Arabe, la France se réservant les provinces de la Syrie (Liban compris) et de l’Anatolie du sud-est.

Objectivement parlant, cette politique que la France mène visà-vis de la Turquie à partir de la fin du t8ème siècle était tout à fait dans la logique de l’histoire. Comme disait Palmerston, “Il n’y a pas d’amitiés ou inimitié étemelles, il y a des intérêts étemels”. Evidemment, cette “Real politik” a eu ses inconvénients sur le plan commercial. En effet, dès le tgème siècle, l’Angleterre passe en tête des pays fournisseurs de l’Empire ottoman, place qui sera occupée à la fin du siècle jusqu’à nos jours par l’Allemagne.

Il n’en reste pas moins que malgré les fluctuations dans les relations et les vicissitudes politiques et économiques entre les deux pays, l’influence culturelle de la France joue un rôle considérable en Turquie après le Tanzimat, dont l’auteur principal Mustafa Reşit Pacha avait été longtemps ambassadeur à Paris. Le mouvement des Jeunes Turcs, vers la fin du tgème siècle s’est également inspiré de la même source. A partir de la seconde moitié du tgème siècle, on retrouve l’influnce française dans presque toutes les branches de l’art, la littérature, la peinture, la sculpture, et l’architecture etc. La langue étrangère la plus appréciée et la plus enseignée était le français. L’élite turque se tenait au courant de tout ce qui se passait en France et pour tout acte de réforme, l’exemple de la France était une référence de poids. En un mot, l’oeuvre de modernisation en Turquie avait commencé et se poursuivait sous la poussée des idées françaises.

Pendant cette troisième période de cent cinquante ans on peut dire que les relations sont à base de calcul et en général pragmatiques. Il n’y a de coopération entre les deux parties que dans la mesure où leurs intérêts peuvent se concorder. L’amitié traditionelle d’antan n’est plus, mais les deux pays sont quand même restés proches l’un de l’autre. On peut qualifier, si l’on veut, les relations de cette période comme “varibles”.

Avec l’effondrement de l’Empire ottoman et la création de la République turque, les relations turco-Françaises entrent dans la période contemporaine. Il faut séparer cette période en trois parties[2]:

Pendant la première qui, de 1921 à 1939, dure 18 ans, il s’agit de liquider les séquelles du passé et de tenter d’établir les relations entre les deux Etats sur une base plus équilibrée et plus solide.

La seconde partie, entre l’occupation de la France en 1940 et sa libération en 1945, est forcément une phase de suspension. Après la Seconde Guerre Mondiale, commence la troisième partie où les relations reprennent leur cours et se déroulent généralement dans une atmosphère de compréhension mutuelle et de collaboration.

Jetons maintenant un coup d’oeil sur les principaux développements de cette période: L’Empire Ottoman ayant signé l’armistice de Moudros, le 30 octobre 1918, les forces françaises occupant déjà la Syrie (et le Liban) entrent dans la Cilicie au sud de l’Anatolie. En 1920 les forces Alliées entrent à Istanbul. Cependant, les Français n’arrivent pas à se maintenir en Cilicie. En outre la France ne s’entend plus avec 1’Angleterre sur l’attitude à suivre à l’égard de la Turquie et commence à s’inquiéter du rapprochement du gouvernement d’Ankara avec Moscou. Paris comprend vite que Mustafa Kemal (Atatürk) est une force avec laquelle il faut compter. Finalement, les forces kémalistes ayant vaincu les Grecs à Sakarya en Septembre 1921, la France est la première puissance occidentale à reconnaître le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale d’Ankara.

L’Accord turco-français, négocié entre Atatürk et Franklin-Bouillon a été conclu le 20 octobre 1921 sans que la France en avertisse préalablement l’Angleterre. A bien des égards, ce document constitue en outre pour la France une étape préliminaire à la conclusion du traité de Lausanne. Les clauses de l’Accord d’Ankara allaient, en grande partie, être incorporées à ce traité. Ceci étant, la délégation française à la conférence de Lausanne s’est plutôt préoccupée de questions économiques, laissant aux délégués anglais les affrontements politiques avec la Turquie.
Néamoins, des conflits sérieux surgissent après Lausanne entre la France et la Turquie au cours des années 1924-1930. Ils portent notamment sur le statut des écoles Françaises en Truquie, sur la liquidation de la dette ottomane, sur le dédommagement des sociétés françaises nationalisées. Avec le temps toutes ces questions purent être réglées, l’une après l’autre, par des compromis. En 1926, la convention qui règle les relations de la Turquie avec la Syrie sous mandat français est signée. Et en 1930 un traité d’Amitié de caractère général est finalement conlu entre les deux parties.

Entre 1930 et 1937, on peut dire que l’amitié et la coopération turco- françaises ont progressé d’une façon satisfaisante pour les deux parties. La Turquie inspirait confiance à l’Occident, parce que c’était un pays laïque qui s’adaptait assez rapidement à la civilisation occidentale d’une part et poursuivait une politique de paix et respectait le statu quo en Europe, de l’autre. C’est ainsi que Paris a vu d’un bon oeil le Pacte Balkanique de ’934 et a appuyé la Turquie lors de la Conférence de Montreux sur les Détroits en 1936.

Seule la question d’Alexandrette, qui a surgi au milieu de l’année 1936, restait matière à contestation. Face à un problème qu’Atatürk déclare être une cause nationale, la France, Etat mandataire de la Syrie, refuse d’abord de faire des concessions, mais finit au bout de 2-3 ans par s’entendre avec la Turquie à la veille de la Seconde Guerre Mondiale devant la situation autrement critique créée par Hitler en Europe. La Turquie, munie des avantages (régime spécial) obtenus pour la région d’Alexen- drette par ΓAccord d’Ankara de 1921, avait fait valoir que le majorité au moins relative était turque (en effet, d’après les statistiques françaises, les Turcs constituaient les 39.7 % de populations alors que l’ensemble des Arabes, Alevis ou sunnites, formait 38 % du total et le reste divers).

Un compromis ayant été réalisé en 1937, l’Etat de Hatay, dit “entité distincte” dans la Syrie, est créé. Mais c’est seulement en cédant définitivement Hatay à la Turquie en 1939 qu’il devient possible à la France de se joindre à l’alliance turco-anglaise qui était déjà préparée.

Lorsque l'Italie entre en guerre contre la France en 1940, la Turquie devait aussi, selon i’Alliance Tripartite, entrer en guerre à côté de ses Alliés. Elle ne l’a pas fait, demeurant dans une position d’allié “non-belligé- rent”. En tout cas, il n’y avait pas d’avantages à ce que la Turquie entre en guerre. Son alliée, la France, avait déjà signé un armistice avec l’Allemagne. La Turquie manquait des armements nécessaires. Elle aurait été l’objet d’une agression allemande. Comme il a été évident par la suite, si la Turquie était entrée en guerre dans ces conditions, des difficultés bien plus graves se seraient produites pour les Alliés en Méditerranée orientale et au Proche Orient.

Pendant la guerre, l’opinion publique turque a manifesté de la sympathie pour le mouvement de libération du Général de Gaulle. Les relations diplomatiques avec le gouvernement de Vichy étaient temes. Lorsqu’en mai 1943, le Comité Français de Libération Nationale fut créé à Alger, Ankara fit bon accueil au délégué de ce Comité, Monsieur de Saint-Hardouin. L’année suivante, la Turquie reconnaissait de facto le gouvernement provisoire de la République Française et Gaston Maugras était nommé ambassadeur à Ankara.

Après la guerre, la Turquie espère voir la France reprendre, le plus vite possible, la place qui lui appartient parmi les grandes puissances occidentales. La nomination de l’ex-Ministre des Affaires Etrangères, Numan Menemencioğlu, un diplomate distingué, comme Ambassadeur à Paris en est la preuve.

La Turquie, qui était en butte à la menace soviétique pendant les années 1945-46, attachait de l’importance à ce que la France se solidarise dans les affaires internationales avec le camp angle-saxon. La politique française d’alors, de rapprochement avec Moscou, n’était pas goûtée par Ankara. C’est la raison pour laquelle, quelques années plus tard, l’entrée de la France dans l’OTAN en 1949 fut accueillie avec joie.

La tentative de créer une organisation de défense au Moyen Orient, parallèle à celle de l’OTAN, à laquelle les Etats Unis, l’Angleterre, la France et la Turquie étaient prêtes à participer en commun, ayant échoué, la décision d’admettre la Turquie et la Grèce à l’OTAN en 1951 fut appuyée par la France. Celle-ci a été également favorable à l’admission de la Turquie au Conseil de l’Europe. Dautre part, les deux pays faisaient partie de l’organisation de la Coopération Economique Européenne, créé en 1948 dans le cadre du Plan Marshall, organisation qui allait se transformer en 1960 en Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE).

Nous voyons donc que la France reconnaît l’identité occidentale de la Turquie sur le plan politique (Conseil de l’Europe et OTAN). L’Accord Culturel Européen auquel la Turquie a adhéré en y ajoutait une nouvelle dimension. En 1963, lors de l’Accord d’Association entre la Turquie et la Communauté Economique Européenne -Accord prévoyant l’admission à une date ultérieure de la Turquie à la Communauté comme membre à part entière- la France avait eu une attitude très positive. En effet, deux mois avant la signature de l’Accord, le Premier Ministre, Georges Pompidou, et le Ministre des Affaires Etrangères, Couve de Murville, s’étaient rendus à Ankara, où ils furent cordialement reçus.

Le visite du Général de Gaulle en Turquie[3] en octobre 1968 fut un événement exceptionnel. Non seulement parce que c’était la première visite d’un chef d’Etat français dans ce pays, mais surtout parce qu’il apportait un message à la patrie de Kemal Atatürk qu’il admirait. Ce message consistait en une vaste coopération dans tous les domaines (politique, industriel, armements etc.), mais nécessitait, par la force des choses, un peu plus de liberté d’action du gouvernement turc envers les Etats-Unis, chose que les diligents de l’époque n’ont pas osé faire. C’était une occasion manquée que la Turquie a payée cher plus tard (l’embargo des armes des E.U. en 1975, indifférence de la France pour les causes de la Turquie etc). En d’autres termes, la Turquie perdait une marge d’action éventuelle dans ses relations avec l’Occident.

Au cours des années 1973-1983, les relations entre les deux pays ont été considérablement ébranlées à cause de la question arménienne. L’intervention militaire de 1980 en Turquie a contribué à aggraver la situation. La modération dont la Turquie a fait preuve dans ces circonstances a permis de limiter les dégâts. A la suite des élections parlementaires de 1983 et du rétablissement de l’ordre démocratique en Turquie, la France a initié en 1984 la normalisation des relations, qui ont repris leur cours habituel dans l’espace de quelques années.

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CONCLUSION

Le court aperçu historique que nous venons de donner nous permet d’établir quelques conclusions quant à la nature des relations turco-françaises et de vous soumettre quelques idées personnelles sur leur avenir.

1. En général, pendant les cinq siècles de leur durée, les rapports entre les deux pays sont restés amicaux. A deux reprises seulement, à la suite l’expédition d’Egypte de Bonaparte d’abord et pendant la Grande Guerre plus tard, des hostilités ont éclatées entre eux. Mais, une fois la paix rétablie, on est vite revenu aux liens d’amitié et de coopération. 11 n’y a pas eu de méfiance permanente malgré les frictions diplomatiques inter- venenues de temps à autre.

Cet état de choses est dû, avant tout, à la situation géopolitique et géostratégique des deux pays en Europe qui est une réalité permanente. Les deux parties sont sensibles à toute action susceptible de détruire l’équilibre des forces en Europe. L’alliance contre Charles Quint au 16 ème siècle, la guerre de Crimée au iqème siècle, ΓAlliance Tripartite en 1939 et l’OTAN de nos jours en sont les principales manifestations.

Il est aujourd’hui question d’instituer un système de défense européen, qui serait peut-être parallèle à, mais distinct de l’OTAN et basé sur i’Union de l’Europe Occidentale. Peut-on concevoir la défense de l’Europe sans y inclure la Turquie? Je ne le pense pas, d’autant moins que la France, pilier d’une telle Union, mesure bien l’importance stratégique de la Méditerranée orientale où le rôle de la Turquie est indispensable.

On oublie très souvent que la Turquie est condamnée à vivre dangereusement, placée comme elle l’est, dans une région névralgique et entourée de voisins hostiles ou turbulants. C’est plutôt dans des moments de tension internationale que l’on se souvient de l’importance de la Turquie.

2. La Turquie, en tant que membre du Conseil de l’Europe, de l’OCDE et de l’OTAN et membre associé de la Communauté Economique Européenne, est déjà organiquement liée à l'Europe. Il est vrai que dans le cadre de la Conférence Islamique, elle est aussi proche du monde islamique. Ceci peut sembler contradictoire. En réalté, il n’y a pas de contradiction. D’abord, la Turquie n’a pas signé la Charte de la Conférence Islamique dont elle n’est que membre de facto, A chaque réunion elle fait une réserve comme quoi les résolutions adoptées ne l’engagent que dans la mesure où elles sont compatibles avec sa constitution (principe de laïcité) ou sa politique étrangère (liens organiques avec l’Occident et relations avec Israel). Cette attitude lui vaut de temps en temps des critiques ouvertes dans cette enceinte. Elle y a une position tout à fait particulière qui n’est jamais au détriment des intérêts du monde occidental. Si elle est là, c’est parce qu’elle fait partie géographiquement et historiquement de ce monde.

En conclusion, on peut dire que la double vocation de la Turquie vis-à-vis de [’Orient et de l’Occident lui donne la responsabilité de servir de liaison entre les deux mondes.

3. Ce que nous attendons de la France sur le plan international, est qu’elle soit neutre ou se maintienne à une position d’équidistance entre nous et nos voisins sur les problèmes litigieux. L’affaire de Chypre en est un exemple. Permettez moi de vous lire ce que le Général de Gaulle, lors de sa visite à Ankara, nous a dit à ce sujet: “...A Chypre, les Grecs sont une partie du peuple grec et les Turcs une partie des turcs de Turquie. Unir ces deux communautés qui sont très différentes l’une de l’autre, au sein d’un même Etat, serait une solution artificielle et transitoire. Elles doivent avoir des administrations séparées. Comme il y a une frontière turco-grecque en Thrace, de même il pourrait y avoir une frontière à Chypre. Les gouvernements de Turquie et de Grèce pourraient s’entendre pour délimiter cette frontière. De plus, une garantie internationale, par exemple celle des grandes puissances pourrait être instaureé”[4].

Toujours est-il que la Grèce fait actuellement de cette affaire un préalable pour faire obstacle à l’entrée de la Turquie dans la Communauté Européenne. Chose incompréhensible, voire même l’abus d’un statut obtenu. Il suffit de se souvenir que le différend sur l’affaire de Gibraltar n’a pas empêché l’entrée de l’Espagne à la Communauté.

4. Dans le domaine économique, la France et la Turquie ont eu, pendant des siècles, des relations commerciales complémentaires. Il est vrai qu’après la dissolution de l’Empire ottoman, le marché turc n’était plus le même pour la France. Par ailleurs, de nouveaux fournisseurs, tels que l’Allemagne et l’Italie, se sont taillés une part importante dans ce marché.

D’après les données de 1987, parmi les pays de l’OCDE la part de la France dans les exportations turques vient en cinquième rang (4%) après l’Allemagne, L’Italie, les Etats Unis et la Grande-Bretagne; dans les importations turques, la France est également au cinquième rang (5%) rang, après l’Allemagne, E.U., l’Italie le Japon. Le montant annuel des échanges franco-turcs s’élève à 850 millions de dollars environ.
Evidemment avec l’accroissement de l’industrialisation et l’augmentation du pouvoir d’achat en Turquie, ces échanges pourraient s’élever. Il faut reconnaître que la Turquie avec une population de près de 53 millions est en passe de devenir un marché potentiel important pour la France et les autres pays de la Communauté. D’après les prévisions pour 1988 les montants de l’importation et de l’exportation de la Turquie atteindront respectivement 15 et 12 milliards de dollars. Si l’on considère que les échanges mondiaux se font en grande partie entre les pays industriels, au fur et à mesure que l’industrialisation de la Turquie s’accélère le volume des échanges de la Turquie atteindra un niveau appréciable. C’est la raison pour laquelle les investissements français dans le domaine industriel en Turquie contribueront à ce processus profitable pour les deux côtés. D’autre part, plus le niveau des relations économiques entre nos deux pays sera élevé, plus les relations politiques seront stables et solides. Je crois que c’est dans ce sens qu’il fallait interpréter le message que le Général de Gaulle a apporté à la Turquie en 1968.

Quant à l’intérêt que le gouvernement turc porte à l’adhésion à la Communauté, c’est avant tout parce que cette adhésion représente un pas dans le processus d’intégration politique dans l’Europe. Evidemment les considérations économiques ont une importance vitale pour la Turquie. Il suffit de penser que le commerce extérieur de la Turquie avec la Communauté s’élève déjà à environ 40% du total.

Si la Turquie a posé sa candidature à la Communauté en 1987, c’est que cette candidature était expressément prévue dans l’Accord d’Associ- on de 1963. On peut discuter sur la question de savoir si l’économie tur- gue est actuellement prête ou non à s’intégrer aux économies bien plus avancées des Douze. La même question s’était posée hier dans le cas du Portugal. En ce qui concerne l’attitude du gouvernement français sur ce sujet, l’opinion publique turque a été très favorablement impressionnée d’entendre de la bouche du Ministre des Affaires Etrangères, M. Raimond, en janvier dernier, que la France ne s’opposerait pas à la candidature turque. C’était le premier appui, au moins moral, de la part d’un des Grands de la Communauté.

Mais vu les difficultés actuelles dans ce domaine, je crois, personnellement, qu’il n’y a pas lieu pour nous de nous montrer trop empressés dans cette affaire. Le temps venu, l’Europe saura bien nous chercher et nous trouver.

5. Sur le plan culturel il n’y a pas de disparités insurmontables.

Certes les Turcs sont musulmans et ils ont vécu depuis un millénaire au sein de la civilisation islamique. Il est donc normal qu’ils gardent certains éléments de cette civilisation. N’empêche que, depuis cent cinquante ans de ça, ils cherchent euxmêmes votre culture et y s’adaptent peu à peu malgré toutes les difficultés existantes. L’élite turque est même reconnaissante pour cela à l’Occident et en particulier à la France.

Sur ce plan, la langue française a son importance comme véhicule de communication. En effet elle est présente en Turquie. Une dizaine de Lycées, soit turcs comme les lycées de Galatasaray et de Tevfik Fikret, soit français comme les écoles confessionnelles, maintiennent toujours en bonne place, sinon en toute première comme jadis, la tradition du français parlé dans ce pays. Mais il reste encore beaucoup à faire. Les Français ne nous connaissent pas encore assez bien et continuent à avoir des préjugés à notre égard. Cependant, même si la tâche n’est pas facile, il ne faut pas perdre confiance. Par exemple, il y a l’essor du tourisme dans les deux sens, li y a les livres qui sont publiés de part et d’autre, il y a les activités des associations franco-turques et, bientôt, il y aura à Istanbul une faculté dont l’enseignement sera donné en français.

En ce qui concerne l’information et la communication, il y a eu un vide dans les quatre premiers siècles de nos relations. Evidemment à cette époque tout nous séparait, nos religions, nos façons de vivre, nos mentalités etc. Nous étions des infidèles les uns pour les autres. Même le Général Sébastiani, ambassadeur de France auprès de la Porte au début du igème siècle, qui jouissait d’une grande répuation en Turquie par son esprit de coopération, y était surnommé non pas intelligent tout court, mais “l’infidèle intelligent.”

Je n’oublie pas que dès le i8ème siècle, les turcologues et voyageurs français ont donné à leurs compatriotes de précieux renseignements sur la Turquie. Mais la réciproque n’était pas vraie. C’est seulement au igème siècle que les Turcs ont commencé à étudier la langue et la culture françaises. En ce qui concerne la langue et la culture turques, nous savons fort bien ce que nous devons à cet égard à d’éminents turcologues comme Jean Deny et ses successeurs tels que Louis Bazin, Robert Mantran et la jeune génération.

Pour finir, j’oserai demander à nos amis français d’être patients au sujet de la Turquie. N’oubliez pas qu’elle est le seul pays laïque dans le monde musulman. Je pense que la laïcité est une antichambre indispensable de la modernisation et de la démocratie pour un pays musulman. Si nous persistons dans la voie démocratique ce n’est pas pour nous attirer des sympathies à l’Ouest, mais dans notre propre intérêt. Il y a eu, bien sûr, des intermèdes sur ce parcours, mais dans quel pays d’Europe n’y en a-t-il pas eu au 19ème et 20ème siècle?

Une demiere remarque: si nous voulons finir avec le clivage entre l’Orient et l’Occident qui dure depuis les Croisades, la position et l’action de la Turquie moderne constituent un élément positif. Ce que Kipling a dit autrefois: “East is East and West is West and never shall the twain meet” ne doit pas devenir une réalité étemelle.

Je nous remercie de m’avoir écouté avec patience.

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* Texte de la Conférence que M. Soysal a donnée à Paris, le 20 Juin 1988, organisée par l’Association France-Turquie dans une salle de l’UNESCO.
**Président de l’Association France - Turquie à Paris et ancien Ambassadeur de France à Ankara.

Footnotes

  1. İsmail Soysal, “La Révolution Française et les Relations Diplomatiques Turco-Françaises” (en turc), Ankara, 1953, 386 pp.
  2. Voir l’aniclc de İsmail Soysal, “Les Relations Politique Turco-Françaises, 1921-1985” dans le livre “L'Empire Ottoman, La République de Turquie et la Franca, Istanbul-Paris 1986, pp. 587-898.
  3. İsmail Soysal, “La visite du Général de Gaulle en Turquie (1968)’, Mélanges Prof. Robert Mantran, Zaghouan (Tunis). 1988, pp. 245-256.
  4. Op. cit. p. 252.