JANINE SOURDEL - THOMINE
Directeur de l’institut d’Archéologie et d’Histoire de l’Art de l’Université de Paris - Sorbonne
Je ne crois pas qu’il y ait plus beau sujet à traiter, lorsqu’on parle d’art ottoman comme on doit le faire au cours de cette semaine^ que celui d’une architecture qui constitue à elle seule l’un des plus éminents titres de gloire de cet art. Ceux - là mêmes qui apprécient en effet à leur juste valeur les réussites ottomanes en matière de céramique, de tapis, de miniature, de calligraphie, c’est-à-dire dans tous les arts dits mineurs qu’il est peut-être moins désobligeant de qualifier d’industriels ou de somptuaires, ne peuvent oublier le cadre architectural dans lequel on vivait à cette époque.
Ce sont les monuments ottomans qui occupent en premier la pensée de quiconque veut évoquer la puissance de l’Etat ottoman et la vitalité économique de son empire sans en trouver preuves plus tangibles que les vestiges imposants et durables de ses édifices sulta- niens. Ce sont ces monuments qui ont fondé et fondent encore la célébrité des villes qui sont devenues à certains égards des villes- musées comme les anciennes résidences souveraines d’Iznik, Bursa, Edirne, Amasya et surtout Istanbul. Ce sont eux qui marquent encore en Europe comme en Asie ou en Afrique, tout autour de la Méditerranée, le paysage d’innombrables localités et cités ayant jadis été modelées par le goût et la passion même de bâtir qui animaient, dans les moindres chefs - lieux, l’action des administrateurs ottomans.
Il y a dans cette multiplicité de constructions souvent prestigieuses, réalisées le plus souvent selon des normes comparables à l’intérieur des mêmes catégories, en fonction d’un petit nombre de modèles conçus chacun pour répondre à une certaine série d’exigences et reproduits ensuite à multiples exemplaires, une force démonstrative qui a toujours été portée au crédit de l’Etat ottoman et dont l’écho s’est depuis longtemps fait sentir au dehors même des pays turcs, résonnant dans les plus simples récits de leurs visiteurs étrangers comme dans les conclusions techniques des ouvrages les plus savants.
Mais l’importance exceptionnelle que l’on ne manque point de reconnaître à une architecture aussi largement et abondamment représentée, dans la totalité des territoires qui relevèrent jadis de l’Empire ottoman, prouve également la difficulté que l’on rencontre à vouloir aborder brièvement un pareil ensemble de témoignages d’ordre à la fois artistique, historique et même psychologique.
Aussi bien n’est-ce point sans une certaine inquiétude que j’ai accepté de m’y risquer ce soir, quelque sensible que je fusse à l’honneur qui m’était ainsi fait, quelle que fût ma satisfaction à me retrouver à cette occasion en Turquie, au milieu d’amis qui me sont chers, et à participer de manière active à une initiative particulièrement heureuse dans son principe, celle de cette semaine d’Art ottoman dont je ne doutais point à l’avance que la réalisation fût une réussite même si je ne savais exactement sur quelle base y prévoir ma propre participation.
Me demandant en effet comment répondre à pareille invite dans le sens souhaité par des auditeurs à la fois aussi divers de préoccupations et aussi avertis, j’ai d’abord voulu laisser de côté l’idée d’apporter à un public turc des images neuves touchant une architecture sur laquelle chacun possède ici plus de souvenirs personnels et de photographies que n’en comptent mes collections de travail parisiennes. Je n’ignorais d’ailleurs pas que certaines manifestations de cette semaine, en dehors des conférences, avaient été prévues expressément pour les images et par les images.
Je ne me suis pas attardée davantage à l’idée de donner de cette architecture une présentation didactique s’efforçant de dénombrer, même de manière succincte en tenant compte de codifications préalables à la fois chronologiques, géographiques ou typologiques, les richesses d’une aussi incomparable et énorme masse d’édifices, tant cultuels que civils, pour lesquels ont été déjà proposés des modes . de classement variés. Il serait en effet paradoxal de prétendre dire quelque chose de vraiment utile en ce sens au cours d’une unique conférence, laissant à peine le temps suffisant pour faire le décompte des catégories ou des tendances en présence, et je ne vais pas tenter ici de vous retracer, même dans ses grandes lignes, une évolution que compliqua le foisonnement dans le temps comme dans l’espace de divers foyers culturels ottomans, ceux où furent pratiquées certes des habitudes communes à toutes les provinces de l’Empire mais en fonction des particularités propres à ces divers foyers et en fonction de l’époque où se situait leur essor.
Les matériaux de base pour une pareille synthèse n’ont d’ailleurs même pas été tous réunis. Non seulement il ne manque pas de monuments ottomans trop superficiellement étudiés ou même ignorés sur le plan de la connaissance scientifique, car chacun sait combien un aussi vaste champ de travail demeure encore loin d’avoir suscité les publications suffisantes à son défrichement, même ici en Turquie où il s’agit de mettre en oeuvre un véritable patrimoine national. Mais nous manquons surtout d’enquêtes suffisamment exhaustives touchant deux domaines difficiles encore à approcher, celui des premières manifestations de l’architecture ottomane, d’une part, et celui des variations entre écoles d’autre part, variations qui n’ont cessé de se manifester ici ou là à la grande époque et qui sont venues, à certains égards, corriger ce que les habitudes de construction ottomanes, au moment de leur plus ample diffusion, avaient pu avoir d’un peu sévèrement pesant pour ceux qui les avaient adoptées.
Ce qui ne veut pas dire que des efforts récents n’aient pas été faits dans les directions que je viens de rappeler, puisqu’on ne saurait plus aujourd’hui se contenter d’évoquer, sous le terme d’architecture ottomane, cette unique série de chefs d’oeuvre, toujours les mêmes, auxquels on bornait autrefois son admiration, à savoir les grandes mosquées impériales si noblement mises en valeur par le site même d’Istanbul et encore rehaussées dans l’imagination par une longue tradition d’hommages littéraires.
Mais il ne suffit pas que, grâce à diverses tentatives d’inventaires archéologiques poursuivis notamment en Anatolie, le stade soit aujourd’hui dépassé des descriptions lyriques et des albums illustrés . consacrés uniquement à ces quelques édifices grandioses que sont les constructions religieuses des XVIe et XVIIe siècles dans la capitale, édifices intéressants certes à de multiples points de vue, mais trop longtemps seuls vantés dans les mêmes termes et à partir des mêmes photographies. Il ne suffit pas non plus que l’on ait désormais pris conscience de la vitalité du premier art ottoman ni que l’on sache mieux apprécier les ressources inventives propres à scs manifestations tardives des XVIIIe et XIXe siècles, répondant plus ou moins, mais avec une constante ingéniosité, aux effets de certaines modes venues alors de l’Occident. Il serait en fait nécessaire, et c’est encore loin d’être le cas, que les intuitions justes de la recherche actuelle aient donné naissance à des évaluations suffisamment précises des nouveaux matériaux mis en cause, de manière que le rappel de ces seules observations neuves ne conduise point à privilégier injustement les acquis récents de l’érudition tout en laissant dans l’ombre d’autres éléments essentiels à une compréhension équilibrée de la réalité.
Or, tout ceci est loin encore d’être réalisé et, faute de pouvoir rendre justice aujourd’hui à l’architecture ottomane en dressant le palmarès et le bilan de recherches encore trop partielles, je préfère aborder finalement ce vaste sujet de manière plus libre et plus personnelle, en prenant le recul qui manque trop souvent lors des contraintes minutieuses de l’analyse scientifique. Je vais donc essayer de réfléchir tout simplement avec vous, de manière globale et sans aucun appareil de savantes références, sur les traits distinctifs et souvent originaux par lesquels il serait possible de caractériser cette architecture d’un bout à l’autre de son histoire et d’une extrémité à l’autre de son aire d’expansion, traits distinctifs dont la permanence même me paraît devoir faire tout le prix.
De ces traits, le premier et le plus frappant, qui ressort à l’évidence des quelques mots de mon introduction, est sans doute que 1 architecture ottomane fut dans toutes scs manifestations, en tout lieu et à toute époque, une architecture d’empire. Son développement tient à la fortune d’une dynastie au brillant destin, celle de souverains turcs issus d’un petit clan de Bythinic et animés d’un particulier esprit de guerre sainte à la frontière de Byzance, et au voisinage de terres balkaniques mal protégées contre leurs assauts, qui bâtirent et maintinrent pendant plus de six siècles une construction politique d’une étonnante solidité: leur empire en effet, fondé dans les dernières années du XIIIesiècle comme une des principautés qui se partageaient alors le contrôle et la possession d’une Anatolie anarchiquement morcelée, paradoxalement agrandi d’abord par ses conquêtes européennes, subsista sans interruption jusqu’en 1922 en couvrant rapidement et en conservant jusqu’à la fin un domaine de dimensions plus que respectables, gage d’une prospérité économique longtemps sans égale et immense creuset ouvert à toutes les impulsions d’ordre culturel et social qui y étaient véhiculées depuis la cour sultaniennc grâce à l’emprise du pouvoir central. D’où l’essor de constructions officielles et privées qui suivent dans leur évolution stylistique, depuis leurs premières frustes créations jusqu’à l’épanouissement de leur classicisme glorieux et jusqu’à sa lente sclérose, le rythme des ambitions propres à l’Etat ottoman: -ambitions fondées, du début du XIVe siècle à la deuxième moitié du XVe siècle (immédiatement après la conquête de Constantinople par Mehmet Fatih en 1453), sur la ténacité de simples princes locaux occupés à guerroyer contre leurs rivaux et contre les ennemis de l’islam; -ambitions appuyées ensuite, entre 1500 et 1750 environ, sur les visées dominatrices de souverains qui étaient d’une certaine façon des chefs de guerre parvenus au faîte de leur puissance mais aussi les maîtres d’une bureaucratie imposant implacablement et uniformément leur volonté depuis les Balkans et la plaine hongroise jusqu’à l’Irak, l’Egypte ou même le Maghreb; -ambitions affaiblies enfin dans la dernière période par les difficultés internes de l’Empire qu’accompagnèrent la désagrégation de son commerce et de son artisanat sous les coups de la compétitivité européenne ainsi que l’adoption progressive de coutumes venues d’Occident en matière de transformations sociales superficielles comme de progrès techniques.
L’organisation de l’Empire ottoman explique en fait seule certaines constantes sytlistiques des floraisons architecturales ayant reflété et répercuté, dans les diverses provinces jusqu’aux plus éloignées, les enseignements des initiatives prises, par les souverains eux - mêmes et par les hauts fonctionnaires ou dignitaires de leur entourage, dans leurs successives capitales, surtout à partir du moment où Istanbul, succédant à Byzance, fut devenue la métropole de l’empire et une ville musulmane que les nouveaux vainqueurs mirent un point d’honneur à embellir. Ce furent les formules expérimentées dans ces circonstances qui furent ensuite imitées ailleurs, en partie sur les ordres de gouverneurs et autres responsables locaux multipliant autour d’eux des édifices répondant à ce véritable conformisme. Elles donnèrent à de telles réalisations une uniformité fondamentale, trop évidente pour que je la souligne par des comparaisons bien connues, mais dont je me dois de rappeler la valeur en quelque sorte symbolique, manifestant à la fois l’étendue de l’autorité ottomane sur les peuples soumis et l’intégration des forces vives de ces peuples à la réalisation d’oeuvres qui relevaient d’un commun idéal. Et il s’agissait en l’occurrence d’un phénomène plus nouveau qu’on ne le dit trop souvent.
Si l’on a en effet l’habitude d’employer à l’occasion, pour d’autres architectures développées auparavant en milieu islamique, le terme d’architecture d’empire, c’est de manière un peu abusive. Certes, il y eut, avant l’Etat ottoman, d’autres Etats islamiques puissants exerçant leur hégémonie sur de vastes territoires et ayant entrainé par la même la diffusion de certaines modes, à commencer par l’Etat califien abbassidc de l’âge d’or dont les créations architecturales à Bagdad ou à Samarra connurent un indéniable rayonnement. On pourrait également citer l’Etat fatimite en Egypte, celui des Grands Seljouks en Iran, celui des Almoravides puis des Almohades au Maghreb... et je pourrais continuer. Mais, l’évocation même de ces divers exemples ne contribue qu’à mieux mettre en valeur le caractère exceptionnel du fait ottoman, en matière d’art d’empire, car dans cet unique cas seulement se manifestent à la fois une continuité et une unité officiellement voulues.
Tandis qu’à l’intérieur des autres empires, agrégats de pays travaillés de forces centrifuges plutôt que constructions étatiques centralisées, circulaient simplement des influences à l’instar des mouvements d’idées, tandis que l’existence même de ces empires et donc le rayonnement de leurs Cours souveraines ne furent jamais que phénomènes fragiles et temporaires (cinquante années d’apogée le plus souvent) dans un monde constamment troublé de révoltes religieuses et d’invasions, on voit une doctrine politique consciente, animant une certaine forme d’ordre, donner sa cohésion à un Etat ottoman qui aida son propre type d’architecture à naître et à se répandre. D’où une exceptionnelle longévité de six siècles, appuyée sur la pérennité de certaines manières d’administrer et de gouverner, qui devait assurer aux monuments élevés dans ce cadre politique et social un style imposé par la similitude de certains types de commandes orientées elles - mêmes vers le respect volontaire des mêmes principes.
Mais cette qualité fondamentale d’architecture d’empire, avec toute la noblesse et la rigidité de conception que ce terme implique, n’aurait pas eu de sens si elle n’avait pas su préserver, dans les constructions ottomanes et ce que l’on peut appeler leur esprit, d’autres qualités spécifiques sur lesquelles il importe maintenant d’insister. Je choisirai de les faire ressortir sur deux points qui me paraissent essentiels, c’est-à-dire d’évoquer successivement l’originalité avec laquelle furent continûment traités non seulement les plans mais encore les volumes de constructions qu’il convient alors de considérer sous leurs formes les plus humbles comme les plus somptueuses, dans le cadre des fondations religieuses de toute nature comme dans celui des bâtiments utilitaires publics ou privés
En ce qui concerne les plans, c’est sans doute le souci d’une structuration à la fois rigide et élégante des ensembles qui a permis aux bâtisseurs ottomans d’accomplir les progrès décisifs distinguant leurs réalisations de tout ce que l’on avait jamais conçu auparavant comme programmes architecturaux d’une certaine ampleur.
L’évidence s’en impose dès que l’on envisage par exemple les étonnants complexes religieux qui furent alors élevés, notamment par la volonté impériale - car des complexes de ce genre demandaient la disposition de ressources financières proportionnelles à l’unité de conception et à la rapidité d’exécution de leur programme. Or on en trouve en fait à des époques et en des lieux divers: à Istanbul, par exemple, où les dépendances des grandes mosquées sulta- niennes des XVIeet XVIIe siècles occupaient, autour de chacune d’entre elles, un véritable quartier; mais aussi à Edirne, où une imposante fondation de Bayezid II remonte aux dernières années du XVe siècle, avant même la floraison déjà évoquée sur les collines du Bosphore; à Amasya également où l’on situe souvent le premier spécimen de tels groupements d’édifices destinés ensuite à se multiplier; et même déjà à Bursa où avaient été plus modestement élaborés divers ensembles monumentaux joignant mosquées, madrasas, tombeaux et constructions annexes.
Il ne suffit pas alors de rappeler que de tels complexes avaient pour premier mérite de réunir, autour de mosquées considérées comme l’élémént central, des édifices liés les uns aux autres par leur fonction: locaux de prière et locaux d’enseignement avec spécialisation plus ou moins accentuée de ces derniers, locaux d’accueil tels que maisons d’hôtes, cantines ou hôpitaux, locaux de service représentés par des bibliothèques, bains, cuisines etc.., tous disposés le plus souvent entre des jardins ou des cours à portiques entourant les tombeaux du fondateur et de sa famille. Le fait lui - même répondait à une nécessité depuis longtemps reconnue en mil eu islamique, celle qui avait antérieurement engendré les associât ons d’édifices complémentaires peu à peu agrandies en certains lieux sous l’égide des Seljoukides d’Iran et d’Anatolie par exemple, sans oublier les plus tardives et vastes fondations pieuses qui ne cessèrent de se multiplier dans l’Orient timouride et séfévide comme dans le Maghreb hafside ou mérinide.
Mais il faut bien davantage mettre en valeur le souci nouveau de l’ordonnance, la volonté d’ordre et de mesure qui font du complexe ottoman, non une juxtaposition de constructions inégales et disparates mais un ensemble homogène conçu pour tenir compte de la situation des monuments les uns par rapport aux autres, en fonction de leur utilisation et en fonction du site avec lequel ils doivent s’accorder et dont l’aspect même commande donc en partie leur propre répartition. D’où l’attention constamment accordée par les constructeurs à des études de plans dont les résultats atteignirent leur maximum d’efficacité au moment où se conjuguèrent maturité des recherches et ampleur des moyens sous l’impulsion des plus grands souverains, mais dont les premiers effets marquent également les oeuvres ottomanes commandées par les représentants de la dynastie à ses débuts: il y a, de fait, complète identité de dessein entre les recherches de compositions architecturales qui avaient été ébauchées pour prendre possession, au nom d’un pieux fondateur et grâce à l’association calculée d’un petit nombre d’édifices, de telle colline de Bursa et les admirables épures géométriques qui furent préparées ensuite pour l’implantation à Istanbul de complexes religieux rigidement compartimentés, dont on ne sait si l’analyse des plans eux - mêmes ne procure pas autant de joie intellectuelle à l’historien de l’art que la contemplation des harmonieuses proportions.
Et cette même évidence s’impose encore lorsqu’on se tourne vers des complexes de simple utilité publique et non religieuse, non point oubliés pour autant dans les commandes des dignitaires ottomans et quelquefois liés eux aussi à leurs intentions d’oeuvres pies. Les programmes de type édilitaire nous offrent en effet de nouveaux témoignages de rigueur et de science des plans, mis au service de besoins cette fois surtout pratiques.
Une excellente illustration en est donnée par exemple dans les divers types de dispositifs élaborés pour des marchés couverts et des caravansérails urbains aménagés comme de véritables centres commerciaux, éventuellement attachés à des fondations pieuses dont ils constituaient une dépendance (ainsi les bazars construits autour des plus fameuses grandes mosquées), toujours commandés par la configuration du quartier dont ils faisaient partie intégrante, car les rues bordées de boutiques pour le commerce de détail et conçues de manière monumentale s’articulaient avec des hans à deux ou trois étages, noblement bâtis et décorés, qui abritaient le commerce de gros et servaient en même temps d’entrepôts pour les marchandises. Le principe lui - même n’avait rien de neuf dans des pays islamiques depuis longtemps marqués par un système particulier d’organisation économique y ayant entraîné l’apparition des catégories correspondantes d’édifices. Ces applications ottomanes n’en comptent pas moins au nombre des créations les plus typiques de cette civilisation, en vertu d’une parfaite adaptation des plans à leur objet, qui n’avait jamais auparavant été de règle pour les réalisations de l’urbanisme musulman commercial.
Et l’on y ajoutera le témoignage des séries de constructions utilitaires qui étaient alors érigées dans les campagnes le long des grands axes routiers, tels les ponts dont la technique fut portée à son apogée par le grand Sinan lui - même, y donnant les premières preuves de sa maîtrise professionnelle, ou tels les relais et caravansérails fortifiés jalonnant des itinéraires nouvellement ouverts ou fréquentés. Leurs efforts d’implantation rationnelle rejoignaient les efforts d’intégration, à un schéma citadin d’ensemble, des divers édifices publics, autres que les marchés, qui concouraient eux aussi à modeler la physionomie intérieure des villes et qui appartenaient souvent au réseau de distribution de l’eau. Dans tous ces cas, le goût des plans équilibrés débouchait sur de véritables tracés régulateurs inconnus des époques antérieures.
Mais l’originalité profonde de l’architecture ottomane apparaît encore mieux si nous en venons ensuite à l’examen des volumes que les constructeurs de cette période surent manier en innovant, dans leur organisation de l’espace intérieur, d’une part, et dans une recherche des effets de plastique monumentale, d’autre part, accordant notamment chaque édifice avec le paysage dans lequel il s’inscrivait.
L’exemple le plus simple à cet égard nous est sans doute fourni par l’apparence extérieure et la commodité d’usage d’une maison ottomane généralement élevée avec des moyens limités et des procédés rudimentaires pour atteindre néanmoins à une remarquable adaptation des volumes eux - mêmes à la vie que l’on menait dans cette maison: maison bâtie en bois sur un soubassement robuste avec des murs de faible épaisseur et des étages en encorbellement, entourée de galeries, pourvue, sous un toit en auvent, de larges fenêtres qui permettaient la ventilation et l’éclairage de pièces aux proportions convenables, ouverte enfin sur son environnement, en fonction de principes partout respectés car ils se retrouvaient jusque dans les plus vastes et opulentes demeures, distinguées seulement par le nombre de leurs pièces et la somptuosité de leur aménagement. Ils se retrouvaient même dans les volumes de pavillons palatins dont les rangées ininterrompues de fenêtres basses sous un grand toit de tuiles permettaient de goûter le charme des jardins au milieu desquels ils se dressaient.
Mais quelle que soit la fragile et incomparable beauté de certaines de ces réalisations, la maîtrise avec laquelle les bâtisseurs ottomans excellaient à situer leurs oeuvres dans l’espace s’affirme encore davantage dans leurs édifices religieux, durables et grandioses, où la pierre était mise à contribution à la place du bois et autres matérieux légers de l’architecture domestique.
Sans doute est-il presque superflu d’insister sur la valeur à cet égard de la mosquée ottomane de la grande époque, monument organisé et hiérarchisé dans toutes ses parties pour magnifier et éclairer violemment le volume de la salle de prière dans son équilibre intérieur, qu’elle figeait de manière un peu froide, et pour en imposer extérieurement la suprématie en compensant une succession pyramidale de formes arrondies, massivement superposées, grâce à la présence de minarets droits et minces, participant toutefois de la même immobilité statique.
De telles oeuvres méritent, en raison de cette utilisation des volumes, d’être à la fois mises en parallèle et en opposition avec des édifices à coupole contemporains en Europe occidentale, édifices de la Renaissance ou des époques classique, baroque et rococo, qui participent d’un tout autre système de composition architecturale. Mais on apprécie surtout leur originalité lorsqu’on les confronte à une oeuvre antérieure comme l’église byzantine de Sainte Sophie à laquelle ils s’apparentent visiblement, sans cependant en recopier la structure ni surtout la finalité profonde.
Ce qui était déjà en effet une intuition d’Albert Gabriel écrivant le premier que les plus fameuses mosquées ottomanes n’étaient pas des imitations de Sainte - Sophie, mais des adaptations intelligentes de la Grande Eglise à la destination de mosquée, avec tout ce que des adaptations de ce genre supposent de “re”créations, a été au- jourd’ hui amplement développé par toutes les recherches ultérieures, même si la nette conscience de ce fait n’est pas encore perçue par les non - spécialistes.
Il suffit, pour le vérifier, de considérer comment il y eut alors, non pas emprunt direct d’une forme architecturale, mais rencontre entre le rôle joué par la coupole dans les premières constructions ottomanes de Bursa, d’Iznik ou d’Edirne - qui ne connaissaient presque que ce type de volume couronnant un simple cube - et la place occupée par ce même élément, simple mais efficace, dans l’étonnante basilique de Sainte Sophie dont l’espace intérieur sous une coupole de diamètre considérable (31 m) avait fait l’essentiel de la célébrité. L’existence préalable de ce point commun, à savoir le recours à la coupole comme élément fondamental de la construction, est seule à pouvoir expliquer comment fut utilisé ensuite, dans les grandes mosquées ottomanes postérieures au XVe siècle, moins le dispositif même de Sainte - Sophie (un système d’équilibre selon lequel la coupole surbaissée, appuyée par deux semi - coupoles longitudinales, libère un énorme vaisseau central) que son principe dont il fut fait des applications variées correspondant chaque fois à certains perfectionnements logiques.
Alors seulement on peut saisir l’enchaînement, parfaitement justifié dans l’optique des architectes ottomans, selon lequel se succédèrent alors des oeuvres marquées avant tout d’un même souci, celui de conserver à la coupole centrale son importance, mais l’obtenant à l’aide de procédés techniques successifs: soit en la contrebutant comme à Sainte Sophie suivant un seul axe, soit en l’épaulant par quatre demi-coupoles selon un dispositif parfaitement centré, soit en usant pour la supporter de six ou huit points d’appui entraînant un élargissement du volume, soit en se contentant même d’agrandir les dimensions de cette coupole sans la soutenir autrement que par des contreforts noyés dans la masse des murs comme cela redeviendra le cas dans certaines mosquées impériales de période tardive. Et le fil directeur ainsi fourni permet alors de situer à leur juste place, dans l’évolution de l’architecture ottomane, les premières mosquées anatoliennes rustiques, avec salle carrée à coupole encadrée ou non de constructions subsidiaires, qui avaient eu pour principal mérite de puiser à un ancien fonds les données à partir desquelles on les avait vues affirmer ainsi leur originalité. C’est la même volonté qui se perpétue, depuis les réalisations primitives les plus sommaires jusqu’aux chefs d’oeuvre les plus raffinés pour affirmer leur force tranquille, celle de constructions stables et statiques dont les volumes cristallisent la force dominatrice d’un peuple et d’une société.
Autant donc d’observations significatives, touchant essentiellement les structures architecturales, que nous aurions pu également étendre au décor des édifices ottomans si cette réflexion n’avait risqué d’empiéter quelque peu sur le sujet de la céramique, qui sera évoqué dans une autre conférence. Dans le domaine du décor en effet les réalisateurs ottomans, demeurant là encore toujours fidèles aux premières innovations qu’ils avaient su greffer sur un acquis antérieur, réussirent de systématiques synthèses, méthodiquement compartimentées, et le firent avec la même élégance un peu froide que dans l’équilibre des plans ou des volumes. Qu’il s’agît de conserver dans l’ordonnance des façades des encorbellements d’alvéoles traités désormais sous forme de bandeaux non fonctionnels ou qu’il s’agît de conserver les programmes de monuments depuis longtemps classiques dans la civilisation de l’Islam tout en codifiant de nouvelle manière leur interprétation, les efforts furent parallèles. Ainsi furent partout trouvées des solutions durables aux multiples problèmes d’assimilation et de mutation, en matière de sensibilité esthétique comme d’équilibre structural, posés par les exigences constructives d’un Etat profondément original: Etat islamique certes, mais fondé sur une base ethnique turque qui lui était propre et ouvert dès ce premier moment à une progression conquérante vers l’Occident qui concourut à y provoquer l’essor de recherches neuves.
Comme si les bâtisseurs souvent anonymes qui explorèrent alors les divers moyens à leur disposition, pour mener à bien leurs tâches professionnelles et atteindre les résultats qui nous sont aujourd’hui familiers, avaient obéi toujours, dans leur action, à certains principes simples et presque intuitivement perçus par eux. Principes assurant l’unité profonde de leurs réalisations, en dépit de la diversité de condition de ces hommes, de la variété des héritages traditionnels dont ils étaient les dépositaires ou des apports étrangers dont ils purent bénéficier selon les régions ou les circonstances, en dépit donc des modes passagères, des inégalités de ressources financières mises en oeuvre ou même des inégalités individuelles de capacité et de valeur, sinon de génie.
Ce qui nous amène à situer peut - être au niveau d’un certain tempérament turc, exerçant ses effets dans les conditions historiques particulières d’un grand empire turc, l’originalité d’une architecture qui est assurément une architecture islamique au sens le plus général du terme, venue à la suite d’autres floraisons architecturales de même orientation religieuse et s’inspirant des réalisations préalables dans la ligne desquelles elle se situe, mais qui est aussi et surtout une architecture turque historiquement datée et datable: fruit d’une conjonction précise de tendances, unique dans ses recherches et ses motivations, émouvante par là même comme l’expression et la matérialisation d’une civilisation de langue et de sensibilité turques, elle aussi unique et originale, destinée à se maintenir longtemps vivante, avec ordre et ténacité, pour conserver dans les mémoires le renom brillant, mais quelque peu figé dans son éclat, qui reste de nos jours celui de la civilisation ottomane.