A la seule exception de la longue épigraphe de Syllion (relatant les res gestae de Manès), de deux inscriptions descriptives (bases de statues), d’une inscription de nature incertaine, de deux inscriptions rappelant la générosité des deux citoyennes d’Aspendos et des légendes monétaires, le corpus des documents dialectaux de Pamphylie étudié par M. Claude Brixhe ne contient que des épitaphes.
Comme ce corpus au début de l’enquête de M. Brixhe contenait moins de cent documents, l’auteur a juge bon d’en augmenter autant que possible le nombre. Depuis 1962, il a été maintes fois en Pamphylie: les recherches qu’il a menées à Aspendos et aux alentours ont été fructueuses; il a découvert 79 épitaphes (numérotées de 90 à 168). Il les a publiées, avec les inscriptions déjà connues, dans la seconde partie de son livre.
Il est évident que les épitaphes, qui “ne nous fournissent guère que des nominatifs et des génitifs singuliers” (p. 97, § 30), ne constituent point le matériel idéal sur quoi baser l’étude de la morphologie et de la syntaxe d’une langue. Mais “la multiplication des travaux sur les langues de l’Anatolie ancienne” et “le regain d’intérêt pour les parlers achéens du Ier millénaire” et surtout “l’étrangeté même du dialecte grec de Pamphylie” ont amené M. Brixhe à entreprendere cette tâche difficile.
Il a étudié à nouveau et minutieusement tout le matériel disponible, sans négliger les épigraphes les plus insignifiantes. Le commentaire, dont il a doué les textes publiés, nous permet de suivre son raisonnement et de juger des résultats auxquels il aboutit.
D’abord il fallait tenir compte de la chronologie: les inscriptions remontent à des époques différentes. L’auteur les a groupées en deux categories: celles qui remontent au IVe s. av. J. C. et celles qui appartiennent au IIIe et au IIe siècles. Donc, la considération d’une évolution intérieure du dialecte pamphylien s’impose. Mais, évidemment, ce n'est pas tout.
Dans l’étude des inscriptions, il faut toujours avoir présent à l’esprit que la graphie peut s’en tenir à la tradition (archaïsmes orthographiques) aussi bien que dépendre de la prononciation (surtout lorsqu’il s’agit de mots nouveaux ou peu usités) ; qu’elle peut être influencée extérieurement (dans le corpus on rencontre des noms macédoniens et l’influence de la koinè y est manifeste, v. 21.121, 21.131, 22.112); encore, on doit toujours considérer l’éventualité d’une faute du graveur, dont le niveau intellectuel est généralement très modeste (v. p. 138, ζεψέτό pour Γεχετδ ?).
L’étude du corpus met aussi en évidence que le pamphylien est influencé par au moins une langue indigène, le louvite (v. pp. 235-236, 253-254, 262; v. aussi 21.115, 21.133 et 22.316) et qu’il s’est évolué sur un substrat achéen (dont l’existence est confirmée par la parenté avec l’arcadien et le chypriote, v. 21.121, 21.122, 21. 132) et sur un substrat dorien (v. 22.312 dernier paragraphe).
Seule une approche multidisciplinaire aurait permis à l’auteur de ménager ce matériel de façon à porter à bon terme son travail. M. Brixhe, dans son double effort pour interpréter les inscriptions et pour esquisser la grammaire du dialecte pamphylien, a eu recours à la grammaire historique, à la dialectologie, à la comparaison avec les langues des régions limitrophes, à la linguistique, à ses connaissances - très riches - sur la mycénologie, l’histoire des civilisations et des langues de l’Anatolie ancienne, la numismatique, aussi bien que sur l’anthroponymie et la toponymie anatoliennes.
L’étude de la grammaire et du lexique du dialecte pamphylien comporte 143 pages, dont 85 sont consacrées à la phonétique et à la phonologie. C’est une étude de la langue de Pamphylie dans son ensemble et à partir de l’examen de tous les documents disponibles. Tout ce qu’à l’heure actuelle pouvait étre dit à ce sujet, a été dit et dit très bien.
L’auteur a d’abord constitué le corpus, qu’il a enrichi de ses trouvailles, l’a étudié à l’aide des connaissances fournies par la dialectologie, la grammaire historique etc., puis il a essayé d’établir les formes propres au grec de Pamphylie. Il en est résulté une esquisse de grammaire conditionnée par le matériel disponible, qui a permis toutefois des remarques, des raisonnements et des conclusions pertinentes d’une certaine envergure au sujet de la phonétique et de la phonologie (pp. 11-95)-
Pour ce qui est de la morphologie, la morphologie nominale est étudiée dans quelques pages (pp. 97-113) et tout ce qu’on pouvait dire sur la morphologie pronominale est dit dans moins d’une page (pp. 113-114). La morphologie verbale est basée, à quatre ou cinq exceptions près, exclusivement sur la grande inscription de Syllion (pp. 115-124). A noter des confrontations très intéressantes avec des formes des langues de Lesbos, Rhodes, Phaselis (en Lycie), d’Arcadie, de Chypre et de Thessalie. C’est dire combien uniforme, bornée et frêle est la documentation dont on dispose.
Un corpus composé pour la plupart de stèles funéraires qui ne nous donnent que des noms au nominatif et au génitif singulier, ne pouvait offrir à l’auteur un matériel valable pour l’étude de la syntaxe du pamphylien (pp. 125-132; de quelque intérêt ce qui est dit sur les prépositions et les préverbes).
Pour la même raison le lexique est très pauvre (pp. 133-143) et M. Brixhe s’est ingénié de l’enrichir en utilisant les sobriquets. Pour ce qui est des gloses, il me parait que Neumann a raison de rapprocher σαραπίους· τάς μαινάδας de σάλπη / σάρπη. Celleci est le nom d’un poisson de mer qui s’est conservé en turc sous la forme de sarpa et deli sarpa (deli signifie μαινίς, folle).
ζειγάρη, cigale, est sans doute une onomatopée (pp. 84-85), comme semblent l’indiquer les mots turcs çığır-mak (crier, chanter) et çığır-t-kan (crieur).
Les philologues aiment connaître d’abord le texte. C’est ce que j’ai fait: j’ai lu d’abord la 2' partie et c’est ce que je voudrais conseiller au lecteur. Après avoir pris connaissance des inscriptions, il pourra lire et étudier avec un plus grand profit la première partie.
Le livre est riche en argumentations qui portent sur des problèmes de détail qu’il est souvent impossible de résumer. Ce que nous tenons à souligner, c’est que l’auteur fait preuve d’un esprit scientifique rigoureux. Il est toujours prudent et il ne prétend du texte plus de ce qu’il peut nous donner. Des conclusions définitives sont rares. L’auteur doit examiner nombre d’hypothèses pour chaque problème; il les discute avec une clarté d’esprit remarquable et, s’il en est le cas, il fait son choix avec pertinence.
Un doute doit être avancé à l’égard des indices qu’il tire de la comparaison avec le grec moderne à propos de l’effacement total ou partiel de la nasale en finale de syllabe à l’intérieur d’un mot (έξάγόδι < έξάγωντι) et en finale de mot (foïxu < foïxov), effacement qui est explique par la nasalisation de la voyelle précédente. Or, entre le dialecte pamphylien des inscriptions étudiées et le grec moderne se sont écoulés plus de vingt deux siècles et tout rapprochement nous paraît au moins hasardeux (21.4).
Nous pensons que le lecteur ne sera pas porté à souscrire à toutes les conclusions auxquelles aboutit l’auteur. La matière même le lui interdit: ce sont toujours des hypothèses qui reposent pour la plupart sur des indices très minces; le dossier, nous l’avons dit, est extrêmement limité et le matériel - surtout celui fourni par les stèles funéraires - est très peu varié. Mais ce qui fait du livre de M. Brixhe une oeuvre dont on ne saurait se passer, c’est qu’il tient compte de tous les travaux précédents qui, concernant les domaines les plus divers, concourent d’une façon ou de l’autre à l’interprétation des inscriptions dialectales de Pamphylie. L’auteur, tout en considérant la fragilité des indices et en s’abstenant rigoureusement de tout jugement catégorique, a su, par sa maîtrise du matériel dont il disposait, esquisser dans ses grandes lignes la grammaire du grec parlé dans cette région. On a là un travail de grande haleine qui servira de base pour toute recherche ultérieure soit dans le domaine épigraphique que dans le domaine historique. Car il ne faut pas oublier que l’oeuvre de M. Brixhe corrobore la tradition antique selon laquelle les Achéens se seraient installés en Pamphylie et à l’invasion achéenne aurait fait suite une colonisation dorienne (v. par exemple p. 78, 22.312).
Nous voulons espérer que l’oeuvre de M. Brixhe donne l’essor à une activité archéologique et épigraphique d’une très grande étendue dans la région pamphy- lienne. M. Mansel a mis au découvert Sidé et il a consacré ses dernières années aux fouilles de Pergé. Mme Jale İnan poursuit actuellement l’oeuvre de son illustre devancier. Mais il faut qu’un intérêt international soit concentré sur la Pamphylie. Selge, Termessos, Syllion doivent être l’objet de fouilles systématiques; d’autres villes existent dont on ne connaît que les noms et dont on devrait identifier la place. Il n’est pas invraisemblable que la Pamphylie, grâce à sa colonisation grecque très ancienne et à sa position périphérique, puisse nous décéler les mystères du “miracle grec”, en nous introduisant dans le monde mycéno-achéen, un monde dont le souvenir paraît s’être effacé sur le littoral égéen. Car il est sûr que la formation de l’esprit grec (cet admirable phénomène de l’histoire humaine) s’est réalisée beaucoup avant l’âge homérique.
Pour ma part, je pense que le Programme MAB (Man and Biosphere) entrepris par l’Uncsco sur une échelle mondiale pourrait, grâce à une coordination bien conduite entre les sciences naturelles et les sciences socio - humaines, constituer le cadre ou réaliser un plan de recherches intensives d’ordre archéologique, épigraphique et linguistique en Pamphylic. Le Programme MAB, qui a pour but de garder à l’homme son environnement naturel non dégradé, est un programme d’esprit humaniste par excellence; et je crois qu’à l’âge technologique où nous vivons, il est nécessaire de trouver des moyens nouveaux pour sauvegarder et réaliser les valeurs humaines ayant leur source dans la pensée classique. Et rien de plus contradictoire aux valeurs humaines qu’une vie aliénée à la nature, à tout sentiment cosmogonique et à l’histoiie de l’humanité.
Pour terminer, je désire exprimer un voeu: il faut en finis de remplacer, chez nous, les noms anciens des bourgs et des villages par des noms turcs. Aujourd’hui Ormana (l’ancien Ορυμνα / Ερυμνχ, nom, selon M. Brixhe, d’origine anatolienne) est devenu Ardiçptnar. De même Zivindi (l’ancienne Sibidunda en Pisidie) est devenu Bozova. Changer ces noms, c’est effacer l’histoire de l’Anatolie, c’est éliminer des indices parfois importants pour l’identification d’une ville antique. M. Brixhe, à juste titre, cite le nom du village actuel, Zerk, comme un indice qui corrobore son identification avec l’ancienne Selge.
Prof. Dr. SUAT SİNANOĞLU