ISSN: 0041-4255
e-ISSN: 2791-6472

ADİLE AYDA

I

On sait que les Etrusques sont un peuple, ayant vécu au premier millénaire av. J. C., principalement dans l’Italie Centrale. Les auteurs romains les appellent TUSCI[1]. Il semble que la forme primitive de cette appellation était TURSCI[2], ce qui explique l’apparition ultérieure du nom ETRUSCI.

Il est une théorie, d’après laquelle les Etrusques se seraient appelés eux-mêmes RASENNA[3].

Quant aux anciens Grecs, ils donnaient aux Etrusques le nom de Τυρρηνοί que les Romains ont transcris sous forme de TYRRHENOI ou TYRRHENI, devenu en français, Tyrrhéniens. Ce nom continue à vivre aujourd’hui même, dans la locution géographique “Mer tyrrhénienne”, ainsi appelée, parce que, à partir du 8 ième siècle av. J. C., la mer en question était dominée par les Tyrrhéniens ou Etrusques.

Ajoutons, tout de suite, que certains auteurs grecs anciens emp-loient la forme TYRSENOI au lieu de Tyrrhenoi. D’apres l’exp-lication des spécialités de la langue grecque, cette forme est propre aux dialectes ioniens, dans lesquels le fameux roi d’Epire, Pyrrhus même, devient “Pyrsos[4]”.

Pour atteindre à la forme initiale du nom que les Grecs donnaient aux Etrusques, nous sommes d’avis de prendre, comme base d’étude, la forme “Tyrrhenoi” plutôt que “Tyrsenoi” et voici pourquoi:

La structure buccale de certains peuples tend à transformer la lettre “H” en “SH”. Ainsi, dans le dialecte berlinois, la phrase “Ich habe” qui signifie “J’ai”, se prononce “Ish shab”. Le nom fameux du héros de Gers·antès, qui s’écrit en espagnol Don Quixote et se prononce Don Kuikhoté, est devenu, en français, Don Quichotte.

Donc, le fait que, dans certains dialectes grecs, le mot “Tyrr-henoi” ait pu être prononcé TYRSHENOI, est conforme aux lois de la linguistique. Pourtant, pas plus que l’alphabet actuel des Français et des Anglais, l’alphabet des Grecs anciens ne disposait d’un signe correspondant à la sifflante SH. De plus, une partie des Grecs de l’époque, tout comme certains Grecs d’aujourd’hui, était dans l’incapacité organique de prononcer le son SH, qu’ils transformaient en “S”.

Dans les restaurants athéniens, le garçon vous dira: — Voulezvous du Sampagne (Champagne)?. Et, à l’hôtel, pour faire vos commissions, on vous enverra le “sasscur” (chasseur).

Les deux tendances que nous venons de signaler peuvent trouver leur expression dans la formule suivante:

H → SH → S

Cette formule, ou plutôt cette règle se vérifie, d’ailleurs, chez les tout petits enfants. Les bébés, ayant récemment commencé à parler, disent: —Maman, maman, le sien (chien) a mordu le sa (chat).

La forme “Tyrsenoi” est donc une forme primaire, relativement à “Tyrrhenoi”. Elle est, d’ailleurs, chronologiquement antérieure. II semble que, plus les relations des Grecs avec les Tyrrhéniens se sont développées, plus les auteurs grecs ont fait effort pour employer un nom plus conforme à celui que ce peuple se donnait à lui-même.

Ce point étant acquis, examinons le nom grec des Etrusques, tel qu’il se présentait, transcris en, caractères latins, c’est-à-dire TYRRHENOI. İl convient de rappeler ici un fait qui se rapporte à l’histoire de l’alphabet ou plutôt des alphabets, à savoir que ce qui est appelé, par les Français, un “I GREC”, n’est point du tout et n’a jamais été, pour les Grecs, un “i”. Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter n’importe quel manuel, traitant de la langue ou de la grammaire grecque. En effet, en grec ancien, la lettre Y appelée UPSILON et dont la minuscule avait la forme de “v”, se prononçait “OU” comme dans “chou”, “hibou” et en grec moderne, elle se prononce U comme dans “lune”, “prune”, “fortune”[5].

Dans les alphabets cyrilliques, inspirés de l’alphabet grec ancien, notamment en russe, en bulgare, en serbe, la lettre Y donne également le son “ou”.

Si nous en revenons au mot qui nous intéresse, nous savons, maintenant, qu’il est plus correct de le prononcer:

TOURRHENOI

Ceux qui lisent les caractères grecs, ont pu s’apercevoir que dans la forme grecque de ce mot (Τυρρηνοί), on ne voit point de “h”. Que vient donc faire le “h’ qu’on trouve dans la transcription latine? C’est que la phonétique grecque comportait, anciennement, la règle suivante: Chaque fois que dans un mot, il y avait un double “r”, le second “r”, qu’on appelait “r inspiré”, ou encore “r avec esprit”, devait se prononcer comme “h”[6].

Comme cet article se trouve être écrit en français et que le “h” français, même aspiré, est très faible, il sera juste de remplacer le second “r” grec non par “rh”, par lequel les Romains ont cru devoir le rendre, mais par “kh”. Nous écrirons donc le mot:

TOURKHENOI

Les historiens de la langue grecque nous apprennent que le “e” long, que les Grecs appelaient “ETA”, n’est, dans beaucoup de cas, que le fruit de la dégénérescence de la lettre “a”. Puisque le “e” (n avec queue en grec) du mot Tyrrhenoi (Τυρρηνοί) est un “e” long, nous avons le droit d’écrire le mot sous forme de:

TOURKHANOI

Nous avons d’autant plus le droit d’écrire ce mot sous cette forme que la fameuse Encyclopédie allemande de Pauly et Wissowa nous donne, à l’article TYRRHENER, l’information suivante: “Le nom des Tyrrhéniens prenait, en grec, des formes très diverses: Toursenoi, Toursanoi, Tourhenoi, TOURHANOI (ces mots sont écrits, dans l’encyclopédie, en caractrès grecs)[7].

Comme on a pu le voir, nous avons appliqué, jusqu’ici, l’analyse du nom grec des Etrusques à la forme pluriel de ce nom, c’est-à-dire, en conservant la terminaison grecque du pluriel, qui est “oi”. En supprimant cette terminaison, il nous reste la forme pure du mot, que voici:

TOURKHAN

La conclusion logique, qu’on peut tirer des raisonnements précédents est que le nom que se donnaient à eux-mêmes, ceux qu’on a appelés Tyrrhéniens ou Etrusques, était TOURKHAN. Or, on sait que dans l’histoire des Turcs, il y a de nombreux héros, qui ont pour nom Tourkhan, en turc Turhan[8]. Aujourd’hui même, si on consulte l’annuaire téléphonique d’Istanbul ou Ankara, on trouve de nombreux “Turhan”, soit comme nom de famille, soit comme prénom[9].

II

Nous venons d’étudier le nom grec des Etrusques, du point de vue linguistique. Il nous reste maintenant à compléter nos conclusions par des renseignements d’ordre historique, ayant rapport avec le mot “Tyrrhenoi” ou “Tourkhan”:

1— De tous les historiens grecs anciens, le plus important, Hérodote, explique de la manière suivante l’origine du nom des Tyrrhéniens:

“...Sous le règne d’Atys, fils de Manès, une forte disette se serait produite dans toute la Lydie. Pendant un certain temps, les Lydiens persistèrent à mener leur vie... Mais comme le mal, au lieu de faire relâche, devenait encore plus violent, alors le roi partagea l’ensemble des Lydiens en deux groupes, dont il tira au sort l’un pour rester, l’autre pour quitter le pays; il se mit lui-même à la tête du groupe désigné pour demeurer sur place et, à la tête du groupe qui partait, il mit son fils appelé Tyrrhénos. Ceux des Lydiens qui furent désignés par le sort pour quitter le pays descendirent à Smyrne, construisirent des vaisseaux, chargèrent sur ces vaisseaux tout ce qu’ils possédaient d’objets mobiliers de valeur et s’éloignèrent par mer, en quête d’un territoire et de moyens de vivre, jusqu’à ce que, après avoir côtoyé beaucoup de peuples, ils arrivèrent chez les Ombriens; là, ils établirent des villes, qu’ils habitent jusqu’à maintenant. Mais ils changèrent leur nom de Lydiens contre un autre tiré de celui du fils du roi, qui les avait conduits; prenant pour eux-mêmes son nom, ils s’appelèrent Tyrrhéniens”[10].

Il est fort probable que cette histoire repose sur des faits histo-riques. Il convient, cependant, d’y ajouter quelques éclaircissements:

a) Il est d’abord important d’établir la date, ou, du moins, l’époque de cette émigration. Malheureusement, les historiens sont loin d’être d’accord à ce sujet. D’aucuns placent cette émigration immédiatement après la guerre de Troie. Donc, au milieu du 13 ième siècle av, J. C. D’autres pensent que cette émigration dut avoir lieu à l’époque où les Tyrrhéniens, sous le nom de Toursha, se mêlèrent à d’autres “Peuples de le Mer”, mentionnés dans les sources égyp-tiennes et attaquèrent l’Egypte. Il s’agirait donc de la fin du 12 iême siècle av. J. C.[11]

b) Les mots de Lydie et Lydien, employés par Hérodote, doivent être pris dans leur sens strictement géographique et non pas ethnique. Les Lydiens, pour cet historien, étaient ceux qui habitaient la Lydie. Or, la Lydie fut, dans la préhistoire et l’antiquité, une sorte de lieu de passage, ou de nombreux peuples, les Ioniens, les Cimmériens, les Iraniens, les Romains ont, tour à tour, vécu ou établi leur domination. A l’époque dont parle ici Hérodote, il est à supposer que la Lydie était occupée par les Pélasges, qui, d’après de nombreux historiens[12], étaient apparentés aux Tyrrhéniens, lesquels, selon nous, étaient de race turque. Disons que, du reste, au temps du roi Atys, la Lydie ne s’appelait pas encore Lydie.

c) Il convient de faire remarquer aussi que la conclusion d’Hé-rodote, comme quoi les Lydiens ne prirent le nom de Tyrrhéniens qu’après leur émigration en Italie, est contraire aux données de l’histoire. Car, d’une part, il y eut des Tyrrhéniens, avant qu’un peuple sous ce nom apparaisse en Italie, et, d’autre part, même après l’émigration tyrrhénienne en Italie, il y eut des Tyrrhéniens sur les côtes et dans les îles de la Mer Egée.

2 — L’historien grec Stéphane de Byzance prétend que le prince qui conduisit les émigrés tyrrhéniens en Italie, s’appelait, non pas TOURKHAN (Tyrrhen-os), mais TARKHON[13]. Ce prince était, d’après cet historien, le fondateur de la ville étrusque nommée TARKHOUNA (la Tarquinia actuelle).

3 — D’après l’auteur romain Servius Honoratus, commentateur de l’Enéide, TARKHON, était le fils de TOURKHAN. En plus de TARKHOUNA, il avait aussi fondé Mantoue, ville natale de Virgile[14].

4 — Verrius Flaccus, un autre auteur romain, appelle le fon-dateur de Mantoue ARKHOUN et non pas TARKHOUN ou TOURKHAN[15]

5 — Le géographe et historien grec Strabon, tout en répétant l’histoire d’Hérodote, d’après laquelle les Etrusques seraient venus en Italie, sous la conduite d’un prince nommé TOURKHAN (Tyrrhen-os), ajoute que celui-ci a fondé 12 villes étrusques[16].

6 — Dans l’Enéide de Virgile, le chef des Etrusques insurgés contre le roi Mézence s’appelle TARKHON. Il est curieux d’y trouver aussi un certain TURNUS, chef des Rutules et défenseur du roi des Etrusques, dont le nom pourrait être considéré comme une abréviation de Tyrrhenus[17].

7 — On peut citer, enfin, un miroir découvert à Toscanella et appartenant au 3 ème siècle av. J. C., au dos duquel est figuré un groupe. Au-dessus de l’un des personnages, se trouve une inscription, en alphabet étrusque, qui se lit TARKHOUN-OS[18]. Selon certains etruscologues, ce personnage représenterait le fondateur de Tarquinia, selon d’autres, Tarquin l’Ancien, premier roi étrusque de Rome[19].

Lorsque ces diverses sources sont étudiées comparativement, on s’aperçoit qu’on est en présence de deux problèmes, dont l’un est d’ordre historique et l’autre d’ordre linguistique. Ces problèmes peuvent être formulés comme suit:

a) Le prince qui avait été le chef des émigrés et celui qui avait fondé les villes étrusques correspondent-ils à la même figure histo-rique?

b) Les noms TOURKHAN et TARKHOUN sont-ils deux noms différents ou bien le même nom, soumis à deux prononciations différentes? La solution de ces questions, que nous avons cru utile de poser, n’entre pas dans le cadre de cet article.

D’autre part, il convient de rappeler le fait suivant, connu d’ailleurs de chacun :

Les premiers rois de Rome, qui étaient des Etrusques, portaient, comme titre ou nom dynastique, celui de TARQUIN-US. En rejetant la terminaison latine, les Français en ont fait TARQUIN. Comme la lettre “q” servait aux Romains à désigner un “k” guttural, autrement dit “kh”, écrivons le mot sous la forme suivante: TARKHUIN.

Comme on le voit, ce nom ou titre, porté par les rois étrusques, qui ont dominé ou fondé Rome, n’est pas éloigné du nom de TARK-HOUN ou TARKHON, dont nous parlent Stéphane de Byzance, Virgile et les autres.

Les données historiques, que nous venons de présenter, se prêtent à des conclusions diverses. Pour nous, ce qui importe, c’est que le nom de “Tyrrhen-oi”, dont les Grecs désignaient les Etrusques, se réduise, en dernière analyse, à TOURKHAN et que, d’autre part, les noms de “Tourkhan” et “Tarkhon”, si étroitement liés à l’histoire de Etrusques, soient aussi à rencontrer, à chaque pas (sous forme de “Tourkhan” et “Tarkhan”) dans l’histoire des Turcs.

Nous tenons à ce que ces deux faits soient notés en tant que preuves complémentaires, à ajouter à celles que nous avons avancées dans notre petit livre “Les Etrusques étaient-ils des Turcs?”[20].

Footnotes

  1. Ce mot doit se lire TOUSKİ.
  2. Dans une inscription très ancienne, en ombrien, trouvée à Gubbio, on rencontre l’adjectif “TURSCUM”, dans le sens de “se rapportant aux Etrusques”
  3. C’est à Denys d’Hal icarnassc qu’appartient cette théorie, suivie fidèlement par les étruscologues italiens, mais critiquée par certains étruscologues allemands.
  4. “Greek - English Lexicon”, by George Siddel and Robert Scott. Oxford, Clarendon Press, 1929, p. 1353-1354.
  5. Voici l’histoire étrange et aventureuse de la lettre “Y”: L’alphabet grec ancien disposait d’une lettre, exprimant le son “ou”, qui s’écrivait sous forme de “V”. Les Grecs d’Asie Mineure, qu’on appelait Ioniens, y ajoutaient une queue et l’écrivaient, par conséquent, sous forme de “Y”. Lorsqu’une certaine fusion culturelle et littéraire se produisit entre Grecs de Grèce et Grecs d’Asie Mineure, les premiers adoptèrent le “V” avec queue, donc le “Y”, pour en faire la majuscule de “v”, toujours pour rendre le son “ou”. Après l’époque classique, la langue grecque évolua et s’adoucit et au moment où les Romains, au premier siècle av. J. C. conquirent la Grèce, la majuscule “Y” et la minuscule “v” ne se prononçaient plus “ou”, mais “u”. Les Romains, en adoptant certains mots grecs, adoptèrent aussi la lettre “y”, non seulement comme majuscule, mais aussi comme minuscule, puisqu’ils avaient besoin de la lettre “v”, à la fois comme “ou” et comtne “v”. Seulement voilà: Les Latins avaient bien pris la lettre “y” avec l’intention de la prononcer “u”, comme dans “nul”, mais malheureusement ils étaient, organiquement incapables de prononcer cette lettre, que leur bouche transformait systé-matiquement en “i”. En conséquence, les Romains et leurs héritiers culturels, les Français, en sont arrivés à croire que c’était un “i”, Mais pour le différencier de l’autre “i” et puisqu’il était emprunté aux Grecs, on l’a baptisé “i grec” (Encyclopedia Britannica, édition 1969, p. 858 et Encyclopedia Americana, édition 1968, P· 629).
  6. “Grammaire abrégée de la langue grecque” par Adolphe Kaegi, Editions Victor Attinger, Paris et Neufchâtel, p. 3.
  7. Pauly’s Realencyclopädie des klassischen Altertumswissenschaft. Neue Bearbeitung begonnen von Georg Wissowa, VII - A 2, Stuttgart 1948, s. 1909.
  8. Ceux qui prétendent que, dans l’ancien turc, la lettre H n’existait pas et que tous les “H” d’aujourd’hui étaient, autrefois, des “K”, ne font qu’exprimer une théorie.
  9. La première partie de cet article constitue le texte d’une communication, faite au Congrès International de Turcologie, qui s’est tenu en Octobre 1973, à Istanbul. Etant profondément convaincue que les Etrusques étaient des Proto-turcs, (voir mon petit livre “Les Etrusques étaient-ils des Turcs?”) et considérant l’étrus-cologie comme une branche de la turcologie, j’ai cru bon de présenter ma théorie sur le nom grec des Etrusques à un Congrès de Turcologie. / En fait, ma communication, qui n’était pas prévue au programme, avait pu être présentée, avec l’accord des organisateurs, à la faveur d’une absence (celle du Dr. Hâmit Zübeyr Koşay).
  10. Hérodote, Histoires, traduction de E. Legrand, Belles Lettres, Paris 1946, Livre I, p. 94.
  11. H. H. Scullard, “The Etruscan cities and Rome”, London 1967, p. 40.
  12. Entre autres, Hérodote et Thucydides.
  13. Dans “Origini degli Etruschi” de Luigi Pareti (Bemporad e figlio, Firenze 1926) p. 15.
  14. Ad Aeneas,, Livre x.
  15. Pareti, op. cit. p. 15.
  16. Strabon, Geographie, V, 2.
  17. Virgile, “Enéide”, traduction d’André Brllessort, Gallimard, Paris 1965, Livres VIII (p. 262-281), X, XI, XII.
  18. Massimo Pallotino, “Etruscologia”, Hoepli, Milano 1968, lllustrazioni XXIX.
  19. Agnès Carr Vaughan, “Those mysterious Etruscans”. Robert Hale, London 1966, p. 66.
  20. Edmond Dauer, Paris 1971.